Le couple pendant la Grande Guerre : un sujet d’histoire ?
source : http://centenaire.org/fr/societe/le-couple-pendant-la-grande-guerre-un-sujet-dhistoire
En 2004 était publiée en France une Encyclopédie de la Grande Guerre, dont l’objectif, selon les directeurs Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker était d’« offrir une histoire totale »1 de la Première Guerre mondiale. Il est vrai, l’ouvrage est d’une exceptionnelle richesse, puisqu’il mêle diverses approches historiographiques, multiplie les thèmes abordés, et tente, dans la mesure du possible, de proposer une « histoire pleinement internationale »2. Ce travail est, en outre, présenté comme « un constat, un relevé de conclusions à un moment donné »3. Ainsi, il serait sans doute juste de dire que cette encyclopédie est une photographie panoramique, prise en 2004, des recherches historiques concernant la Première Guerre mondiale. Elle révèle les centres d’intérêts, les approches, les sujets qui ont intéressé et qui intéressent encore les historiens de la Grande Guerre depuis une quinzaine d’années. En négatif, apparaissent donc logiquement des manques, des angles morts de la recherche.
Le thème du couple en guerre en est un. Il est vrai, bien des articles portant sur les enfants, sur les femmes, sur les permissionnaires, sur les bouleversements de la société évoquent, chacun à leur façon, l’impact de la guerre sur le couple et sur les relations hommes-femmes. Le couple en guerre, donc, traverse de nombreuses recherches, sans qu’aucune d’elle ne lui soit entièrement consacrée4.
Pourtant, dès 1987, Michelle Perrot invitait l’historien à écrire une histoire du lien amoureux pendant la Première Guerre mondiale5. En France, parmi les 7,9 millions d’hommes mobilisés, environ 4 millions étaient mariés6. Ce qui signifie que 8 millions de personnes expérimentèrent la guerre en leur couple. Le conflit, parfois qualifié de « catastrophe sentimentale »7, aura donc secoué un nombre considérable d’histoires conjugales, si ce n’est brisé les relations intimes. Par ailleurs, le départ massif des hommes pour le front aura également empêché, retardé ou annulé les rencontres, les mariages, les naissances. Il existerait donc également une « catastrophe maritale ».
Les couples –déjà formés ou en devenir – n’échappent donc pas au désastre de la guerre. Impossible, dès lors, de considérer le thème du couple bouleversé par le conflit comme marginal. Au contraire, il semble que son étude soit fondamentale pour la compréhension du vécu de la Grande Guerre. La thèse que j’effectue, centrée sur la France, y est consacrée8. Il s’agit, dans ce colloque dédié à l’historiographie et aux mémoires collectives, de présenter le couple comme sujet possible – si ce n’est nécessaire – de l’histoire du premier conflit mondial.
La séparation du couple comme problème social pour les contemporainsLongtemps délaissé comme sujet d’histoire, le couple séparé par la guerre était pourtant loin d’être ignoré par les contemporains. Au contraire, de nombreux indices prouvent que la séparation des couples, induite par la mobilisation massive des hommes, constitue une préoccupation majeure dès le début de la guerre.
Les politiques conjugales pendant la guerreLa séparation du couple est une réalité sociale que les lois prennent en compte. L’État, par l’intermédiaire du législateur, observe avec attention le couple que la guerre a séparé. Et il tente de réparer ou d’effacer les douleurs issues du conflit. On constate en effet une certaine adaptation juridique à la nouvelle situation conjugale que crée la séparation. Concrètement, de nombreuses lois votées pendant la guerre sont destinées à sauvegarder l’institution du mariage, à faciliter les démarches des conjoints, à pallier l’absence de l’homme comme pilier de la famille. Le mariage et le divorce des mobilisés, la formalité du rituel des noces, le remariage des veuves, la légitimation posthume et ses effets, la protection des héritages des soldats décédés pendant la guerre, l’autorisation des femmes mariées d’exister en justice et d’exercer la puissance paternelle en cas de mobilisation du mari, les aides attribuées aux familles de soldats, la situation militaire des pères de famille nombreuse, apparaissent comme des questions capitales qui placent véritablement le couple au centre des enjeux de guerre.
Deux exemples suffiront à apprécier de quelle façon l’État, pendant le conflit, ne répond pas seulement aux nécessités militaires, mais s’inquiète également des besoins des familles. La loi sur l’allocation aux femmes de mobilisés témoigne de la très grande réactivité des pouvoirs publics face aux séparations des couples. En effet, cette loi, votée dès le 5 août 1914, octroie à toute famille de mobilisé nécessiteuse une allocation journalière de 1,25 franc, majorée de 50 centimes par enfant de moins de 16 ans. En août 1917, le montant de l’allocation est augmenté : il passe à 1,50 franc par jour et à 1 franc par enfant de moins de 16 ans. Il s’agit, depuis les premiers jours de guerre, de venir en aide aux familles plongées dans la plus grande précarité à cause de la mobilisation du soutien de la famille.
La loi du 4 avril 1915, qui autorise le mariage par procuration, est sans doute celle qui manifeste le mieux la volonté de préserver, à tout prix, l’institution maritale mise en danger par le conflit9. En effet, elle permet aux soldats mobilisés désireux de contracter mariage alors qu’ils sont sur le front, de le faire en se faisant représenter par un fondé de procuration spéciale. La pression publique et le constat inquiétant de l’hécatombe provoquée par la guerre, poussent les législateurs à voter cette loi dans l’urgence et à la mettre rapidement en application : le premier mariage par procuration a lieu le 17 mai 1915 à Paris. Cette loi, exceptionnelle et provisoire puisqu’elle n’est prévue que pour la durée de la guerre, n’a pas rencontré un grand succès. Au total, en France, 6 240 unions sont conclues entre avril 1915 et avril 1921, soit moins d’1% des mariages de cette période. Plusieurs facteurs permettent d’expliquer cet échec relatif. Tout d’abord, la rapidité avec laquelle la loi a été votée puis mise en application aurait empêché de réfléchir à des amendements destinés à faciliter les démarches des conjoints. Pour se marier, en outre, les couples auront sans doute préféré attendre les permissions, mises en place au printemps 1915. Enfin, le caractère cocasse de la situation aura peut-être fait hésiter ceux qui tenaient au rituel du mariage et à son caractère solennel. Toujours est-il que, par le vote de cette loi, l’État tente de faire face à une situation conjugale inhabituelle et investit le couple marié d’un rôle capital pour la réussite de la guerre.
Le couple au cœur d’un système de représentationsLa Première Guerre mondiale est à l’origine d’un phénomène unique touchant le monde littéraire : la production considérable d’écrits sur la guerre. Qu’il s’agisse de témoignages, de romans, d’articles, de pamphlets, de journaux, de thèses, ces publications qui trouvent leur source dans le conflit ne négligent pas le couple en guerre. Au contraire, ce dernier, sujet d’écriture, appartient pleinement à la « culture de guerre » définie par Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker comme un « corpus de représentations du conflit cristallisé en un véritable système donnant à la guerre sa signification profonde »10.
De très nombreux écrits évoquent les relations hommes-femmes et les réactions des conjoints confrontés à l’épreuve de la guerre. La fidélité des femmes ou leur penchant pour l’adultère, l’amour vainqueur de la guerre ou les antagonismes issus du conflit, le courage et les larmes des femmes lors du départ de leurs conjoints, l’union ou l’incompréhension profonde entre les sexes, le partage et la solitude des cœurs, sont autant de lieux communs répandus, décrits et répétés par les contemporains de la guerre. En somme, le couple est plongé pendant la guerre au cœur d’un système de représentations.
Le thème de l’entrée en guerre des couples est, par exemple, largement exploité par les contemporains qui racontent le départ des mobilisés et les réactions de leurs compagnes. Au mois d’août 1914, le quotidien Le Temps consacre plusieurs articles à la description des scènes de séparation des couples lors de la mobilisation : « Des femmes accompagnaient leurs maris, leurs frères, leurs fils, et si leurs yeux étaient mouillés de larmes, on sentait à leur allure qu’elles aussi étaient résolues et qu’aucune parole de découragement ne viendrait d’elles », peut-on lire le 3 août 1914. Et le lendemain : « Si l’on voyait quelques larmes aux yeux des femmes, on entendait des paroles d’adieux qui ne laissaient aucun doute sur leur sentiment et leur résolution ». De même, Fernand Laudet, observant la ville de Paris pendant la guerre, affirme avoir « vu aussi de jeunes épouses, dont la muette douleur aggravait la beauté, tenir dans leur main, jusqu’au départ du train, la main de l’être aimé, puis s’en revenir avec un nuage dans les yeux après le dernier signe d’adieu »11. De façon générale, on constate une tendance à l’uniformisation des façons d’entrer dans la guerre décrites par les contemporains : les femmes pleurent tout en étant courageuses : les soldats sont résignés, résolus, parfois fiers de partir à la guerre. Le couple apparaît, dès le mois d’août 1914, comme un vrai enjeu de guerre : le fait d’insister sur la noblesse des épouses et sur la détermination est une façon de glorifier la France. Ce serait, en fait, aux réactions vaillantes des couples séparés que l’on mesurerait la grandeur de la patrie. Par ailleurs, à travers ces clichés, les auteurs proposent une image stéréotypée du couple en guerre qu’ils inscrivent dans l’imaginaire collectif du conflit.
Un autre thème récurrent des écrits du temps de guerre est celui de la « crise du mariage ». L’idée que la guerre pourrait être à l’origine d’une crise conjugale durable préoccupe de nombreux contemporains. C’est pourquoi elle fait l’objet d’une littérature abondante et d’analyses tourmentées, et ce pendant et dans l’immédiat après-guerre. En 1916, par exemple, Jules Combarieu, dans un ouvrage sur les jeunes filles et la guerre, consacre un chapitre entier à l’inquiétante crise du mariage qu’il pense pouvoir prévoir12. Au lendemain de la guerre, l’écrivain Henry Bordeaux analyse, quant à lui, les effets de la guerre sur le mariage et pointe les incompréhensions mutuelles issues de la longueur du conflit : « le mariage a été, lui aussi, touché par la guerre qui détruit en peu de temps ce que les siècles avaient construit. (…) Les premiers mois le lien conjugal s’était resserré. Comme le sentiment religieux, la tendresse des femmes s’était exaltée. Et il n’était guère de soldat qui ne portât sur son cœur la photographie d’une femme, souvent aussi de petits enfants (…) Mais la guerre a duré trop longtemps. Il fallut, pour vivre, s’accoutumer à l’absence. De part et d’autre, on s’y accoutuma »13. D’autres auteurs proposent leurs astuces à toutes celles qui, demeurées célibataires à cause de la guerre, seraient désireuses de trouver et de conserver un mari, présenté comme une denrée rare et précieuse. Emile Fenouillet, en 1925, dans un ouvrage au titre très explicite, L’art de trouver un mari. Etude pratique et lumineuse de la plus grande difficulté sentimentale d’après-guerre, incite les jeunes filles à ne pas se décourager. Selon lui, « le plus vaste massacre que la terre ait connu n’a pu complètement détruire le plus noble gibier pour des Françaises ». Et il ajoute : « L’homme existe, j’entends celui qu’il vous faut »14. Selon ces auteurs, la séparation des couples, la très forte mortalité des hommes et le bouleversement du quotidien pour les femmes restées à l’arrière devraient provoquer la faillite de l’institution du mariage. La crise du mariage prendrait deux formes : d’une part, le déséquilibre du rapport hommes-femmes est censé faire augmenter le nombre de femmes célibataires. D’autre part, l’incompréhension mutuelle due à des expériences et à des attentes réciproques non compatibles risque de faire augmenter sensiblement le nombre de divorces. Cette crise serait, donc, directement déclenchée par la guerre. Pourtant, l’idée d’une crise du mariage a été amorcée bien avant la guerre, à cause notamment des mutations que connaît le mariage depuis la fin du XIXe siècle, avec la loi sur le divorce notamment. Le débat d’ampleur national, qui a lieu au début du XXe siècle en France, et qui concerne déjà une « crise du mariage », semble en fait avoir trouvé dans la guerre un point de cristallisation.
Ainsi, le couple en guerre est à l’origine de bien des inquiétudes dès 1914. Les lois qui sont votées pour le préserver, les analyses précises qu’il suscite, révèlent l’ampleur des préoccupations le concernant, et pousse le chercheur à en faire l’histoire.
Un certain regard sur le passé guerrierCe thème d’étude, majeur, a pourtant été laissé de côté : c’est, finalement, la conjonction de trois courants historiographiques principaux qui ont permis, à nouveau, de l’envisager comme sujet d’histoire15.
Ce serait, tout d’abord, faire une erreur de lecture que d’associer trop rapidement ce sujet à l’histoire des femmes. Car l’histoire du couple est tout autant histoire des femmes qu’histoire des hommes. C’est pourquoi cette étude s’inscrit davantage dans les gender studies, qui réfléchissent aux rapports entre les sexes et aux identités de genre16. Faire l’analyse du couple permet, de surcroît, de ne pas tomber dans le travers relevé par Michelle Perrot qui regrette le fait que, trop souvent, en voulant faire une « une histoire des genres masculin et féminin », « on parle soit de l’un soit de l’autre »17.
Cette recherche s’inscrit, par ailleurs, entièrement dans une histoire culturelle18 de la guerre, qui a ouvert de nouveaux champs d’étude, axés entre autres sur la sphère privée. En témoignent, par exemple, les travaux de Stéphane Audoin-Rouzeau portant sur la violence de l’expérience du combat ou du deuil, ceux de Manon Pignot sur les enfants, ceux d’Annette Becker sur le sentiment religieux décuplé par l’omniprésence de la mort et du danger, ceux de Bruno Cabanes sur la sortie de guerre des soldats19. Ces études permettent d’aborder de façon efficace le vécu des contemporains dans l’épreuve de la guerre. Elles tentent d’aller au plus près, ou au plus loin, de l’intime, des émotions des acteurs de l’histoire.
Enfin, à la suite des réflexions menées sur l’histoire de la sexualité20, des chercheurs se sont intéressés aux mœurs sexuelles des Français dans la guerre, plaçant ce thème sur la scène publique française. En 2002, Jean-Yves Le Naour publiait un ouvrage intitulé Misères et tourments de la chair pendant la Première Guerre mondiale21, dans lequel il analysait l’évolution de la morale et des pratiques sexuelles pendant le conflit. Plus récemment, l’exposition « Amours, guerres et sexualité », tenue à l’Hôtel des invalides au dernier trimestre 2007, est un témoignage éloquent de la transformation du regard porté sur le fait guerrier. Dirigée par François Rouquet, Fabrice Virgili et Danièle Voldman, cette exposition porte sur les deux guerres mondiales et montre que la dimension sexuelle, en temps de guerre, est à la fois une arme, un refuge, un objet de propagande, le support de railleries ou de tragédies22. Ces travaux mettent en évidence que la sexualité constitue bien un sujet de guerre. Dan une recherche portant sur le couple en guerre, il s’agit d’intégrer l’étude de la sexualité au sein des multiples aspects de la relation de couple qui sont transformés par la guerre (l’éducation des enfants, la famille, l’économie du ménage, la vie à deux…).
En effet, ce sujet incite à multiplier les angles d’attaque et les points de vue. C’est, donc, par le biais de sources d’une extrême variété que pourra être analysé le couple en guerre. L’objectif étant, d’une part, de transmettre des faisceaux de discours autour du couple pour mesurer la mobilisation conjugale dans la guerre et, d’autre part, d’approcher au plus près du vécu de la guerre par les couples eux-mêmes. Les sources étudiées peuvent, dès lors, être classées en deux catégories. En premier lieu, les documents qui contribuent à donner un cadre au couple en guerre, qu’ils construisent un discours, ou qu’ils renseignent sur une action menée par diverses institutions. Il s’agit des sources législatives, des sources judiciaires, des articles issus de quotidiens, des romans sentimentaux, des essais portant sur les ménages pendant la guerre publiés pendant ou juste après le conflit. En second lieu, les sources qui émanent directement des couples, et qui permettent ainsi de leur rendre la parole, comme les sources épistolaires –exceptionnellement abondantes – et les témoignages. Grâce à la grande diversité de ces documents, c’est une image complexe du couple en guerre qui est dévoilée. Par exemple, les documents privés présentent un couple quelque peu idéalisé, au sein duquel le sentiment amoureux et la tendresse sont de mise, tandis que les sources judiciaires insistent sur les aspects conflictuels (divorces, violences, incompréhensions mutuelles). La difficulté consiste à prendre en compte l’ensemble de ces représentations contradictoires, sans favoriser l’une ou l’autre vision issues de ces miroirs déformants.
Vers une histoire totale du couple en guerreBien qu’en cours d’élaboration, mes recherches portant sur le couple en France pendant la Première Guerre mondiale permettent d’ores et déjà de présenter quelques pistes de réflexion autour de ce nouveau sujet d’histoire du conflit.
Le couple mobiliséLes historiens de la Première Guerre mondiale ont évoqué la mobilisation massive des hommes en âge de combattre ; ils se sont également intéressés à la mobilisation de la main d’œuvre féminine et, par là même, de la société dans son ensemble. Le concept de guerre totale, au-delà du caractère mondial du conflit, tient largement à ce double mouvement de mobilisation : celui qui permet aux hommes de partir combattre et de défendre la patrie et celui qui incite la femme à tenir et à assurer la vie économique de l’arrière. C’est, donc, de façon disjointe que l’on pense alors à ces hommes et à ces femmes qui formaient, très souvent, des couples.
Or, à travers l’étude des politiques conjugales et des systèmes de représentation autour du couple en guerre, présentés précédemment, il apparaît clairement que, dès 1914 et après la guerre, le couple est placé au cœur des enjeux de guerre. Plus précisément, il existerait donc une mobilisation du couple dans la guerre, ce qui permettrait d’enrichir le concept de « guerre totale » en y introduisant le domaine conjugal.
Expérimenter la guerre en son coupleC’est dans une toute autre posture historiographique que l’on se place si l’on souhaite rendre compte de l’expérience de guerre, en donnant la parole aux couples en tant qu’acteurs du conflit et, de cette façon, saisir de quelle façon des processus sociaux englobants sont portés par des trajectoires particulières. Cette réflexion est donc menée essentiellement à partir des sources dites de « l’écriture de soi » : les nombreuses correspondances de couples séparés par le conflit, mais aussi les témoignages d’hommes et de femmes touchés dans leur couple par la guerre. Ce sont des stratégies, souvent minuscules et individuelles, qui permettent aux couples, plus ou moins accablés par le conflit, de gérer conjointement et quotidiennement la situation de séparation imposée par la guerre. On observe, donc, la mise en place d’une nouvelle organisation conjugale fondée sur l’éloignement et sur la construction de liens dans l’absence.
L’acte d’écriture, par exemple, est le premier geste d’accommodation à l’état de guerre. Les couples, privés de la présence de leur conjoint, entrent dans un nouveau système de relation, au sein duquel la lettre fait figure de trait d’union. La relation, soudainement, devient épistolaire23. Les premières lettres échangées sont marquées par l’organisation d’un véritable système de correspondance : faisant rapidement le constat du bien-être éprouvé lors de la réception des lettres, les épistoliers s’imposent une certaine fréquence dans l’écriture, ils s’adonnent à une comptabilité précise des lettres reçues et envoyées et mettent en place des astuces visant à assurer une continuité de l’échange et à compter les lettres égarées24. Peu à peu, les lettres deviennent le lieu d’un ajustement de la relation conjugale confrontée à la distance et à l’absence. On constate, en effet, une adaptation des rôles dévolus à chacun des conjoints au sein du couple : l’analyse de la place du conjoint et de la femme dans la marche des affaires, dans l’éducation des enfants, dans l’entretien de la demeure, dans le prolongement des relations amicales et familiales permet de questionner, de façon très concrète, la transformation par la guerre des relations homme-femme au sein du couple.
La lecture des correspondances conjugales offre également des informations précieuses, quoique parfois sporadiques, sur les émotions et sur la sexualité conjugale en guerre. À partir de la mobilisation, les couples sont plongés, selon la terminologie de William Reddy25, dans un « régime émotionnel » nouveau, en rupture avec celui de l’avant-guerre et qui convoque les notions de déchirure, de manque affectif et sexuel, de désir, de peur de la mort, d’attente, d’urgence du partage, de décalage irréductible des expériences, d’éloignement, d’espoir et d’abattement. Il s’agit d’explorer cet ensemble d’émotions conjugales, tout en interrogeant les capacités de l’historien à dépasser l’obstacle historiographique que constitue l’étude de l’intime. Les sentiments cachés, l’évanescence des émotions, leur expiration avec le temps, l’altération rétrospective des affects, rendent, certes, périlleuse l’étude. Mais celle-ci s’avère pourtant efficace. Elle aura permis, par exemple, de réfléchir à un éventuel franchissement des frontières de la pudeur pendant le conflit. En effet, dans certaines correspondances émanant de la bourgeoisie ou de milieux catholiques26, le désir charnel de la femme est dévoilé avant celui de son conjoint, témoignage étonnant de la volonté féminine de s’affranchir, par l’écriture du moins, de la chasteté imposée par la guerre. Ces objets « opaques »27 ouvrent, donc, sur une réalité signifiante –que ce soit pour l’individu ou pour une époque - et ont, dès lors, un rôle social que l’on se doit d’étudier.
Ainsi, les lettres échangées sont une source majeure pour comprendre de quelle façon les couples expérimentent, s’accommodent ou souffrent de la guerre. Destinées à annuler les distances, à vivre un quotidien commun, ces « documents de l’absence »28 permettent de transmettre, aussi, émotions et désirs, même si les couples n’échappent pas à « l’équivoque épistolaire » évoquée par Vincent Kaufmann29.
Le couple au sortir de la guerrePendant le conflit, l’après-guerre des couples est anticipé par la société dans son ensemble : les contemporains s’inquiètent d’une future crise du mariage, tandis que les couples imaginent le retour définitif du mobilisé30. Cela invite à questionner l’impact de la guerre dans le domaine conjugal. Pour l’étudier, l’historien est, logiquement, confronté à une diminution quantitative des correspondances disponibles : la réunion des couples implique la fin de la relation épistolaire. Ce sont donc des sources « saillantes » qui permettent l’analyse de la reprise des relations conjugales au sein des foyers. Les sources judiciaires donnent, par exemple, accès aux conflits conjugaux au lendemain de la guerre. Elles témoignent de l’existence de difficultés, pour certains couples, à retrouver le cours de leur vie conjugale au sortir de la guerre. D’ailleurs, le taux de divortialité passe de 561 en 1913 à 1235 en 192031. Il serait cependant quelque peu péremptoire d’affirmer que la guerre qui les sépara de façon temporaire fut à l’origine d’une brisure définitive chez les couples. Il convient, en effet, de mesurer l’étendue du silence des sources sur les retours heureux qui permettraient d’évoquer les couples pour qui il existe un « retour à la normale » après la guerre.
Reste une question délicate : la guerre aura-t-elle transformé les façons d’être ensemble ? De nombreuses études ont montré que les femmes n’avaient pas retrouvé, dans l’après-guerre, l’autonomie qu’elles étaient en droit d’espérer, que ce soit au niveau de leurs droits civiques ou dans le domaine du travail. L’émancipation de la femme après la Première Guerre mondiale serait donc plus imaginée que réelle. Qu’en est-il dans le domaine amoureux ? Finalement, la guerre aura peut-être davantage transformé les normes qui régissent les relations conjugales que les pratiques elles-mêmes. L’analyse des journaux matrimoniaux, qui connaissent un grand essor après le conflit, est à ce titre intéressant. Les journalistes insistent, en effet, sur l’importance des confidences au sein du couple - pratique peut-être issue de la massification de la correspondance pendant la guerre –, sur le libre choix du conjoint et sur l’égalité censée régner entre les sexes. Mais le contenu des petites annonces, au contraire, témoigne d’un conservatisme en matière de conjugalité.
Enfin, de très nombreux couples n’expérimentèrent jamais le retour à la vie commune : 630 000 françaises deviennent veuves de guerre, apprenant parfois la nouvelle par simple retour de lettre32, plongeant dans le deuil à distance et devant réapprendre à vivre. Les premiers mots de la perte, lorsqu’ils nous parviennent, informent sur des façons de dire ou de vivre la douleur dans l’immédiateté de la disparition. L’importance de la connaissance détaillée des faits qui menèrent à la mort de l’être aimé apparaît dans de nombreux cas avec netteté. Par ailleurs, la pratique marginale, mais non exceptionnelle, de l’exhumation et du transfert du corps du soldat, parfois dans l’illégalité, ou celle, plus commune et plus réalisable du recueillement sur la tombe dans la zone des armées, montrent à quel point il est nécessaire pour le survivant de s’approprier les lieux de la perte.
Ainsi, il s’agit de traverser la Première Guerre mondiale, en proposant, à travers une histoire totale du couple en guerre, une vision intimiste du conflit. Le couple, à maints égards, apparaît, donc, comme un sujet particulièrement riche pour l’histoire de la Première Guerre mondiale. Objet des attentions des contemporains, il est sujet d’analyses, d’écrits, de lois, de cartes postales dès le début de la guerre. Il est donc support d’actions. Mais il est aussi acteur de l’histoire et fabrique, par là même, ses propres sources : correspondances, témoignages, lettres diverses. C’est pourquoi, en définitive, faire son histoire, c’est comprendre à quel point, comme l’affirment Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker dans L’Encyclopédie de la grade Guerre, « aujourd’hui, malgré les nombreuses années qui nous séparent du massacre, la grande Guerre est encore assez loin de constituer un objet froid »33.
Notes
1 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Jean-Jacques BECKER (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre. 1914-1918, Paris, Bayard, 2004, p.16
2 Ibid, p.15
3 Ibid, p.16
4 L’Encyclopédie allemande dédiée à la Grande Guerre, publiée également en 2004, confirme cette tendance, puisque, là encore, aucun article n’est consacré au couple : Gerhard HIRSCHFELD, Gerd KRUMEICH, Irina RENZ, Enzyklopädie Erster Weltkrieg, Paderborn, Ferdinand Schöningh Verlag, 2004
5 Dans Philippe ARIES, Georges DUBY (dir.), Histoire de la vie privée, « De la Révolution à la Grande Guerre », tome 4, dirigé par Michelle PERROT, Paris, Seuil, 1987, p.614
6 En France, avant la guerre, 53% des hommes âgés de 19 à 47 ans étaient mariés. C’est pourquoi le chiffre de 4 millions de mobilisés mariés est avancé ici. Il va de soi que ce chiffre ne prend pas en compte les couples mariés ou simplement fiancés. La séparation induite par la guerre concerne donc un bien plus grand nombre de personnes.
7 H.F.C., « L’arrière tragique », La Grande Revue, Paris, n°90, juillet-octobre 1916, p.480
8 Thèse préparée sous la direction de Christophe PROCHASSON, à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et ayant pour sujet exact : « Le couple pendant la Première Guerre mondiale (France, 1914-milieu des années 1920) »
9 L’étude de la loi du 4 avril 1915 a fait l’objet d’un article : Clémentine VIDAL-NAQUET, « S’épouser à distance. Le mariage à l’épreuve de la Grande Guerre », dans Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, juillet-septembre 2006, n°53-3, pp.142-158
10 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Annette BECKER, 14-18. Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, p.145
11 Fernand LAUDET, Paris pendant la guerre. Impressions, Paris, Perrin, 1915, p.24
12 Jules COMBARIEU, Les Jeunes filles françaises et la guerre, Paris, Librairie Armand Colin, 1916
13 Henry BORDEAUX, Le mariage (hier et aujourd’hui), Paris, Editions Flammarion, 1921, p.17-18
14 Emile FENOUILLET, L’art de trouver un mari, Etude pratique et lumineuse de la plus grande difficulté sentimentale d’après-guerre, 1925, p.105
15 La sociologie s’est déjà intéressée au couple comme enjeu de société. Voir par exemple François DE SINGLY, Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996 ; Jean-Claude KAUFMANN, Sociologie du couple, Paris, Collection Que sais-je ? PUF, 2004 (1ère édition 1993)
16 A la suite des travaux, notamment, de Françoise THEBAUD, La femme au temps de la guerre de 14, Paris, Stock, 1986 ou Histoire des femmes en Occident. Le XXe siècle, Paris, Plon, 1992 ; de Mary Louise ROBERTS, Civilization without Sexes. Reconstructing Gender in Postwar France, 1917-1927, Chicago and London, University of Chicago Press, 1994; de Susan GRAYZEL, Women’s Identities at War. Gender, Motherhood and Politics in Britain and France during the First World War, Londres, University of Carolina press, 1999 ; de Luc CAPDEVILA, « Identité masculine et fatigue de la guerre. 1915-1945 », Vingtième Siècle, n°75, juillet-septembre 2002, pp.97-108 ; de Luc CAPDEVILA, François ROUQUET, Fabrice VIRGILI, Danièle VOLDMAN, Hommes et femmes dans la France en guerre (1914-1945), Paris, Editions Payot et Rivages, 2003
17 « Des femmes, des hommes et des genres », entretien avec Alain CORBIN et Michelle PERROT, Vingtième siècle, Revue d’Histoire, 75, juillet-septembre 2002, p.167-176, p.172
18 Jean-Jacques BECKER et al. (dir.), Guerre et cultures 1914-1918, Paris, Armand Colin, 1994 ; Annette BECKER et Stéphane AUDOIN-ROUZEAU,14-18,… op.cit ; Jean-Jacques BECKER (dir.), Histoire culturelle de la Grande Guerre, Paris, Armand Colin, 2005
19 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, La guerre des enfants. 1914-1918. Essai d’histoire culturelle, Paris, Armand Colin, 1993, L’enfant de l’ennemi. 1914-1918, Paris, Aubier, 1995 et Cinq deuils de guerre, Paris, Noêsis, 2001 ; Manon PIGNOT, Allons enfants de la patrie ? Filles et garçons dans la Grande Guerre : expériences communes, construction du genre et invention des pères (France, 1914-1920), EHESS, CRH/AHMOC, thèse de doctorat soutenue en décembre 2007 ; Annette BECKER, La guerre et la foi : de la mort à la mémoire. 1914-1930, Paris, Armand Colin, 1994 ; Bruno CABANES, La victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Seuil, 2004
20 Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ; Yvonne KNIBIEHLER, La sexualité et l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2002, Jean-Louis FLANDRIN, Le Sexe et l’Occident, Paris, le Seuil, 1986, Anne-Marie SOHN, Du premier baiser à l’alcôve. La sexualité des Français au quotidien (1850-1950), Paris, Aubier, 1996
21 Jean-Yves LE NAOUR, Misères et tourments de la chair pendant la Première Guerre mondiale. Les mœurs sexuelles des Français, 1914-1918, Paris, Aubier, 2002. Voir également sa préface dans Constant et Gabrielle M., Des tranchées à l’alcôve. Correspondance amoureuse et érotique pendant la Grande Guerre, Paris, Editions Imago, 2006
22 Voir le catalogue de l’exposition : François ROUQUET, Fabrice VIRGILI, Danièle VOLDMAN, Amours, guerres et sexualité. 1914-1945, Paris, Gallimard, 2007
23 En France, les lois scolaires de Jules Ferry, qui ont permis une baisse considérable de l’illettrisme (20% des hommes en 1874-1875 ; 1,6% en 1913-1914), expliquent l’inflation considérable de la correspondance dès le début de la guerre.
24 Par exemple, ils annoncent à l’avance à quelle lettre ils souhaitent répondre ; d’autres numérotent les lettres envoyées.
25 William REDDY, The Navigation of Feeling: a Framework for the History of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
26 C’est le cas dans les correspondances d’Yvonne et de Maurice RETOUR (Les nouvelles fiançailles, correspondance de guerre 1914-1915, Nantes, 2001), de Jacques et Marie-Joseph BOUSSAC (Correspondance de Jacques et Marie-Joseph Boussac, 1914-1918, Paris, Edition familiale, 1996), de Constant et Gabrielle M. (Des tranchées à l’alcôve. op.cit)
27 A propos de « l’histoire des individus, de leurs représentations et de leurs émotions », Michelle PERROT évoque l’« irréductible opacité de l’objet », dans Philippe ARIES, Georges DUBY (dir.), Histoire de la vie privée, op.cit, p.13
28 Marie-Claire GRASSI, « Des lettres qui parlent d’amour », dans Romantisme. Revue du dix-neuvième siècle, n°68, 1990, pp.23-32, p.30
29 Vincent KAUFMANN, L’équivoque épistolaire, Paris, Editions de Minuit, 1999. L’auteur, dans cet ouvrage, s’interroge : « En général, on correspond pour se rapprocher de l’autre, pour communiquer avec lui, du moins le croit-on. Mais peut-être est-ce surtout de son éloignement dont on fait alors l’expérience ? » (p.8). Selon lui, « au cœur de l’épistolaire, il y a un geste de destruction rationnelle, une activité mentale consistant à produire de la disparition, à faire surgir à la place d’un correspondant son ombre, ou à l’enfouir sous l’image qu’on s’en fait » (p.111)
30 Voir sur ce thème : Clémentine VIDAL-NAQUET, « Imaginer le retour. L’anticipation des retrouvailles chez les couples pendant la Grande Guerre », dans Bruno CABANES et Guillaume PIKETTY (dir.), Retour à l’intime au sortir de la guerre, Paris, Editions Tallandier, 2009, pp.215-228
31 Le taux de divortialité est le nombre de divorces pour 10 000 mariages. Mais c’est aussi la nature des divorces qui change : avant la guerre, la majorité des divorces étaient prononcés aux torts du mari ; en 1918, 59% des divorces est prononcée aux torts de la femme. De même, avant la guerre, adultères féminin et masculin expliquent le divorce à un niveau équivalent. En 1920, 6% des divorces ont pour cause l’adultère masculin contre 20% pour l’adultère féminin.
32 L’annonce de la perte, qu’augurent de trop longs silences, est également effectuée par des lettres de condoléances provenant du front ou par l’intermédiaire du maire, des habitants du village ou du quartier.
33 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU et Jean-Jacques BECKER, Encyclopédie de la Grande Guerre, op. cit, p.12
In Christophe Prochasson et Florin Turcanu, coordinateurs : La Grande Guerre. Histoire et mémoire collective en France et en Roumanie, New Europe College - Institut d’études avancées, Bucarest, 2010.
Ce volume fait suite à un colloque coordonné par Florin Turcanu et hébergé par le New EuropeCollege de Bucarest.
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