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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 10:44
Extrait d'un billet d'Eric de Verdelhan, billet que je mets très souvent en ligne sur ce forum
............................
Faut-il rappeler aussi que la « légalité républicaine » est souvent à géométrie variable :
Les juridictions d’exception qui ont fait fusiller Bastien-Thiry, Degueldre, Piegt et Dovecar étaient totalement illégales (puisqu’elles interdisaient tout appel ou pourvoi en cassation)(3)
Je pourrais citer aussi l’article 35 de la Constitution de 1793 qui stipule que :
« Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
Ce qui n’a pas empêché la Convention de faire massacrer 300 000 Vendéens qui voulaient seulement défendre leur fief, leur foi et leur Roi. Souvenons-nous que le gouvernement de Jacques Chirac, par la loi du 29 janvier 2001, a fait reconnaître par la France le génocide…arménien de 1915. J’attends encore que mon pays, si prompt à donner des leçons au monde entier et à faire acte de «repentance», reconnaisse le «populicide» vendéen.
Un citoyen normal n’est pas obligé d’adhérer bêtement aux tendances « sociétales » votées par nos députés par pur clientélisme: Ce n’est pas parce qu’un gouvernement socialiste a fait voter la « loi Taubira » autorisant les invertis à se marier entre eux, que j’aspire aux derniers outrages, ni même à m’afficher au bras d’un giton.
.....................
J'ajoute, il serait bien que les lecteurs lisent les sujets similaires ci-dessous et aussi la page 1 pour bien suivre le développement du sujet
Dernière édition par GOMER le Lun Déc 12 2022, 11:14, édité 1 fois
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 11:09
Notre ami Eric nous rappelle, s'il était besoin, cette sinistre date... Je lui laisse la parole :
In memoriam.
Triste anniversaire: le 11 mars 1963, le pouvoir gaulliste faisait fusiller le Lt-colonel Jean-Marie Bastien-Thiry, dernier martyr de l'Algérie française. Après l’exécution De Gaulle dira à Debré : "Les Français ont besoin de martyrs. J'aurais pu leur donner un de ces cons de généraux qui jouent au football dans la prison de Tulle. Je leur ai donné Bastien-Thiry. Celui-là ils peuvent l'admirer, il le mérite..."
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 11:27
11 mars 1963
Dernière exécution politique en France
A l'aube du 11 mars 1963, Jean Bastien-Thiry est passé par les armes au fort d'Ivry. Cette exécution politique est la dernière qu'ait connue la France à ce jour.
La victime est un polytechnicien de 35 ans originaire de Lunéville, marié et père de trois fillettes. Scientifique brillant et de stature internationale, il œuvre à la Cité de l'Air, à Paris, avec le grade de lieutenant-colonel, quand sa conscience est bouleversée par le drame algérien.
Jean Bastien-Thiry
Sentiment d'abandon
Le général Charles de Gaulle était revenu au pouvoir grâce au soulèvement de l'armée et des Français d'Algérie, le 13 mai 1958. Ces derniers craignaient à juste titre que le gouvernement de la IVe République ne négocie un retrait des trois départements algériens. Ils placèrent leurs espoirs dans le Général qui leur promit sans ambages de maintenir l'intégrité du territoire.
Mais une fois au pouvoir, Charles de Gaulle prit conscience de l'impossibilité de maintenir le statu quo en Algérie. Il se refusa d'autre part à octroyer aux musulmans d'Algérie tous les droits des citoyens français comme l'eussent souhaité l'ancien gouverneur Jacques Soustelle... ou des militaires comme Jean Bastien-Thiry. Restait l'alternative de l'indépendance. Il fallut près de quatre longues années pour que le président de la République pût convaincre ses partisans que l'indépendance de l'Algérie était inéluctable.
La déconfiture fut totale. Après la signature des accords d'Évian, les Pieds-Noirs refluèrent en désordre vers la métropole et les vainqueurs du FLN assassinèrent dans des tortures affreuses plusieurs dizaines de milliers de harkis et autres musulmans francophiles, abandonnés par l'armée française et le gouvernement du général de Gaulle.
En métropole comme en Algérie, des extrémistes français reprirent à leur compte les méthodes du FLN algérien et multiplièrent les attentats aveugles contre les innocents sous l'emblème de l'OAS (Organisation de l'Armée Secrète).
Comme beaucoup de militaires de sa génération, Jean Bastien-Thiry ne comprit pas les revirements du général de Gaulle. Il les interpréta comme autant de trahisons à l'égard de la Nation, des Français d'Algérie et des musulmans fidèles à la France.
Refusant l'inéluctable, il se convainquit que le Général était un obstacle à la restauration de la grandeur de son pays. C'est ainsi que sous l'égide d'un mouvement clandestin, le Conseil National de la Résistance (CNR) de Georges Bidault, il organisa un attentat contre le cortège du Président.
L'attentat
Le 22 août 1962, le général de Gaulle, avec son épouse, se rend de l'Élysée à sa résidence de Colombey-les-Deux-Eglises. De l'Élysée même, un informateur jamais identifié prévient Bastien-Thiry du choix de l'itinéraire fixé au dernier moment par les services de sécurité parmi les trois possibles.
Au Petit-Clamart, dans la banlieue sud de Paris, la DS présidentielle est mitraillée par les six tireurs du commando de Bastien-Thiry. Les tireurs visent principalement les pneus afin d'arrêter la voiture. Mais les pneus résistent aux balles et le grand talent du chauffeur fait le reste.
L'un des tireurs, Georges Watin, dit «la boiteuse», lâche une rafale à la hauteur des têtes des passagers du véhicule. Les impacts de son fusil-mitrailleur - 8 au total - permettront au procureur général Gerthoffer de requérir pour tentative d'assassinat.
Buisines et Bougrenet de La Tocnaye, constatant que la DS poursuit sa route, tentent de la rejoindre en fourgon. Le fourgon heurte le pare-chocs de la DS. Bougrenet ouvre la portière latérale et tend d'une main le fusil-mitrailleur à l'extérieur. Incident de tir ! La rafale ne part pas.
Les tireurs sont bientôt arrêtés. Jean Bastien-Thiry est arrêté à son retour d'une mission scientifique en Grande-Bretagne. Un tribunal d'exception, la Cour militaire de Justice, juge les prévenus.
Le procureur requiert la mort contre Bastien-Thiry, Bougrenet de La Tocnaye et Buisines. Prévost demande la parole et prie le jury de prendre la place de Buisines, affirmant sa responsabilité supérieure. Le tribunal militaire tient compte de cette précision en condamnant à la peine capitale Prévost au lieu de Buisines.
Prévost avait été en 1954 dans le dernier avion qui avait parachuté des soldats au-dessus de la cuvette de Dien Bien Phu. Prévost et les autres hommes de ce vol s'étaient portés volontaires pour rejoindre leurs camarades bien qu'ils fussent convaincus qu'ils ne sortiraient jamais vivants de cet enfer !
Le recours en cassation n'est pas permis aux condamnés. Leur vie repose entre les mains du chef de l'État. L'opinion publique est convaincue qu'il usera de son droit de grâce pour un attentat qui n'a pas entraîné mort d'homme. Le général de Gaulle gracie effectivement les tireurs mais non leur chef. Jean Bastien-Thiry est fusillé huit jours à peine après le jugement.
Prévost poursuivra une vie d'errance à travers le monde, inguérissable de n'avoir pas accompagné son chef dans la mort. Watin mourra de maladie quelques années plus tard en Amérique latine. Bertin, le plus jeune, fera une très belle carrière dans la banque. Des trois tireurs hongrois, ne survit plus que Lajos Marton, qui fut en 1956 un jeune officier aux côtés de Pal Maleter, le chef de l'insurrection anti-communiste. Buisines a été renversé par un véhicule en plein Paris.
Charles de Gaulle exploita l'émotion causée par l'attentat du Petit-Clamart pour proposer l'élection du président de la République au suffrage universel, par l'ensemble du peuple français, et non plus par une assemblée de notables.
Le projet se heurta à une très forte opposition du Sénat et de la gauche qui craignaient la naissance d'un régime bonapartiste autoritaire. Il fut néanmoins approuvé par référendum le 28 octobre 1962 avec 62,25% de Oui.
Dernière édition par GOMER le Lun Déc 12 2022, 11:40, édité 2 fois
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 11:33
Un camarade, ancien résistant de l'Algérie française et ancien légionnaire, a réalisé une petite vidéo en hommage au Lt Colonel Bastien-Thiry Merci à lui. Semper fidelis.[/b]
"Chers camarades et amis
Demain 11 Mars. Inutile de vous rappeler ce que représente cette date maudite.
J'ai donc monté une petite vidéo sur ce martyr qui, lui aussi, a donné sa vie pour une "chose morte".
Cette vidéo n'est sans doute pas parfaite: excusez-moi je ne suis pas un pro. Mais elle a le mérite de rappeler ce que beaucoup oublient.
Amicalement. Régis
https://youtu.be/03SiP2-tWyY
https://youtu.be/9YNN5GaEBLc
https://youtu.be/2FD6IB1Uflc
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 13:38
Plaidoyer pour un Frère fusillé - Gabriel BASTIEN-THIRY
Au moment où tous les médias nous parlent de violence et d’agression pour une tête de carton promenée au bout d’une simili pique, ou d’un slogan faisant allusion à un roi décapité un 21 janvier, il est bon de se remémorer, qu’il n’y a pas si longtemps des violences à l’égard du chef de l’état, vraies celles-là, étaient commises dans notre pays.
Elles aboutirent à l’attentat du Petit Clamart.
Avec le recul, on ne peut s’empêcher de trouver des similitudes troublantes, un chef de l’état venu au pouvoir par un coup d’état miltaro-politique qui, une fois en place, n’applique en rien ce pourquoi il a été « élu », un pouvoir qui manipule la justice et les médias à son gré, qui remet en première ligne le fait du prince et le crime de lèse-majesté.
Peu de mots sont à changer pour décrire la situation d’aujourd’hui, tout au plus devrait-on écrire « coup d’état médiatico-judiciaire »…
Les mêmes causes produiraient-elles les mêmes effets ?
Ecrit par son frère qui fut des nôtres, sous-officier au 11e Choc en Algérie, ce : Plaidoyer pour un Frère fusillé
Plaidoyer pour un Frère fusillé - Gabriel BASTIEN-THIRY
…nous éclaire sur les motivations de celui qui fut le dernier fusillé de France. Il nous laisse aussi un goût amer par ses similitudes avec ce que nous vivons aujourd’hui.
En lisant bien, nous verrons qu’à certains moments nous y trouvons des prédictions qui se révèlent justes de nos jours.
1934 Jean et Hubert (à g) Bastien Thiry.
Gabriel BASTIEN-THIRY
LA TABLE RONDE 40, rue du Bac PARIS-7e
... Je m’engageais donc sur la route que suivent les indifférents, les timorés, les résignés, ceux qui acceptent n’importe quelle tyrannie en prenant comme excuse qu’ils haïssent la haine et détestent la violence et qu’ils croient à l’amour universel. J’écrivis avec la force de l’ignorance, avec la conviction tirée d’un petit échec. J’ai vu les hommes se révolter, échouer et mourir misérablement, en pure perte, car tout redevint comme avant. Alors, à quoi sert la rébellion ? Mieux vaut rester tranquille. Je devais apprendre un jour que cette acceptation tacite de la tyrannie est le rempart le plus sûr de la tyrannie et que l’apathie, la crainte et l’indifférence sont les véritables meurtriers des Libertés de l’Homme. Mais cela ne devait venir que plus tard...
HAN SUYIN, L'Arbre blessé, p. 114.
Parce qu’un matin très sombre de mars 1963, la lumière de son offrande a envahi notre existence !
*****
Une erreur matérielle quasi impardonnable place au 26 avril 1962 la fusillade de la rue d’Isly, qui a eu lieu le 26 mars 1962.
Cette erreur sera rectifiée dans l’édition prochaine de ce livre.
Mais le respect que l’auteur et l’éditeur portent au souvenir des victimes de cette atroce et inoubliable journée exigeait que cette erreur soit avouée et réparée ici même, sans plus attendre.
Gabriel BASTIEN-THIRY et LA TABLE RONDE.
*****
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE I
La fin de l’été 1962 restera pour la France l’une des périodes les plus déchirées de son histoire. La presse relate chaque jour les derniers sursauts de l’Algérie Française, commente le spectacle de milliers de Français débarquant à Marseille, sans espoir de retour vers une Algérie désormais abandonnée au F.L.N.
Un attentat marque le point culminant de cette époque. Il est dirigé contre le Président de la République, à l’un des carrefours du Petit-Clamart.
J’avais suivi alors, d’assez loin, tous les détails fournis par les journaux sur l’attentat et ses prolongements. Dans la soirée du 22 août, le Président de la République venant de l’Elysée, se rendait à Villacoublay pour y prendre un avion qui devait le ramener à Colombey-les-Deux-Eglises. Lorsque sa voiture arriva dans le centre du Petit-Clamart, plusieurs véhicules en stationnement avaient ouvert le feu sur la DS 19 présidentielle. Bien qu’atteinte à plusieurs reprises par les balles de P.M. et de F.M., et n’ayant plus que deux roues gonflées, la voiture réussit à gagner l’aérodrome, sans que personne n’ait été atteint. Mais, le Président et Mme de Gaulle venaient d’échapper, comme à Pont-sur-Seine, à un nouvel attentat politique.
Rapide, brutale, l’embuscade bien que ratée, semblait avoir été préparée avec soin, exécutée avec une certaine discipline. La dispersion des participants avait parfaitement réussi, puisque les innombrables barrages de police aussitôt mis en place sur tout le territoire n’avaient donné aucun résultat dans l’immédiat.
Mais, dix jours plus tard, un pied-noir nommé Magade, qui se rendait de Marseille à Paris, était arrêté à l’un de ces contrôles de police. Simplement recherché comme déserteur, il avouait spontanément quelques heures après son arrestation être l’un des conjurés du Petit-Clamart.
Presque en même temps, un étudiant qui préparait Saint-Cyr était appréhendé dans un grand magasin parisien. Des voisins avaient repéré l’estafette signalée sur les lieux de l’attentat devant l’appartement de sa sœur Monique Bertin.
Les policiers n’avaient plus qu’à tirer sur les mailles pour détricoter l’écheveau du mystère.
Bougrenet de La Tocnaye, Jacques Prévôt et Buisines étaient tombés les jours suivants entre leurs mains. Puis un jeune Hongrois : Varga, et peu après Constantin et Ducasse étaient à leur tour écroués.
J’étais persuadé qu’avec l’arrestation du commandant Niaux les policiers tenaient le chef de cet attentat et n’avais suivi qu’avec un intérêt de curieux ces différentes évolutions de l’affaire, relais à Saint-Jean-de-Luz, en vacances, et me sentais un peu étranger depuis dix jours à tous soucis et problèmes.
Aussi, lorsque ce 15 septembre au matin, ma femme poussant la porte du jardin et les traits décomposés me tendit un journal, je sautais brutalement, sans transition, dans la vie des hommes foudroyés par un événement inattendu et bouleversant.
Enorme, incongru, le nom de mon Frère s’étalait à la première page ! Pendant quelques instants je n’entendis plus rien, ne vis personne. J’étais seul avec ce nom, seul avec mon Frère.
Peu à peu j’ai commencé à sentir que j’avais mal, la souffrance s’irradie très lentement ; mais, on ne s’habitue qu’avec répugnance à la souffrance.
Jean avait été interrogé pendant quarante-huit heures. Il avait avoué hier soir être le Chef, la Tête, de l’attentat du Petit-Clamart !
Mon frère, si peu terre à terre se trouvait donc entre les mains de la Police Judiciaire... peut-être l’avait-on torturé ? De toute façon leurs méthodes l’avaient fait descendre au niveau de l’escroc, de l’assassin, du gangster ! Jean, harcelé, trituré, humilié !
Par-dessus tout, une obsession commençait à m’habiter : Ils vont le tuer !... Mais, que faire ? C’est cela l’apprentissage de l’angoisse, ne pas savoir comment agir. Cette impuissance à sauver les gens que l’on aime le plus et que les événements vont conduire au bout de la nuit donne la mesure de l’imperfection humaine.
Combien de temps s’était écoulé depuis que j’avais pris et lu ce journal ? Les enfants partirent avec leur mère sur la plage. Je préférai rester seul. Je devais me familiariser. Je téléphonai à ma mère et n’appris rien, sinon que le coup frappait terriblement à Lunéville. Sa voix avait un timbre vidé, je la sentais au-delà de la douleur ! J’appelai ensuite ma sœur Elisabeth à Paris... effondrée, elle aussi, mais avec une volonté d’espoir qui résonnait comme un chant d’oiseau. Elle attendait mon autre frère, Hubert, pour le soir même et promit de me rappeler.
Je savais qu’en une telle épreuve je pouvais m’appuyer totalement sur ma femme, sur sa force. Elle aurait le rôle ingrat de m’attendre, de continuer à s’occuper des enfants, de réconforter.
Nous n’avions pas la T.S.F. Je partis rafler tous les quotidiens. De la gauche à la droite, les articles ne variaient guère, les épithètes non plus : complices, assassins, tueurs !! Tous s’indignaient de cet attentat commis contre le général de Gaulle et fustigeaient la méthode comme un crime moral particulièrement atroce. Jean revendiquait la responsabilité et la préparation de l’attentat. Certains journalistes se déchaînaient contre son attitude rigoureuse, contre sa déclaration au commissaire Bouvier qui contenait déjà le thème de sa future défense : le procès du général de Gaulle.
Pour justifier sa participation à un tel complot, le colonel Bastien-Thiry s’en référait au C.N.R., invoquait le tyrannicide et citait saint Thomas. Les intellectuels catholiques invoquaient eux aussi saint Thomas pour s’écrier que les conditions proposées par le grand théologien ne se trouvaient absolument pas remplies en 1962 par de Gaulle.
Que m’importait le tyrannicide ou saint Thomas ! Je revoyais Jean, sa haute silhouette très droite, ses cheveux blonds taillés courts, son visage empreint d’énergie et de gravité. Lorsqu’il était préoccupé, ses mâchoires saillantes s’animaient imperceptiblement et son menton volontaire faisait un petit creux au milieu. Je revoyais ses yeux et son regard qui ne baissait jamais.
De quel douloureux et implacable ressentiment avait-il dû s’alimenter mois après mois, pour décider de faire basculer trente-cinq ans de vie exemplaire et réussie dans un coup de main commandé par les règles intérieures très strictes auxquelles obéissait le colonel Bastien-Thiry devant le drame algérien ! Ce drame n’avait laissé ni trêve ni repos à cet homme foncièrement droit et passionné d’une image de la France, que le général de Gaulle venait de décréter périmée !
Qu’un régime politique défende son existence, c’est son droit le plus strict ! Mais que certains intellectuels servis par une certaine presse essayent de mêler des arguments moraux à une affaire de combat politique, m’apparaissait beaucoup plus discutable et même injuste.
Car, nous avions passé notre enfance dans une France occupée où les opposants au régime du maréchal Pétain ne dédaignèrent pas l’attentat politique comme instrument de combat. Et ces opposants furent glorifiés par cette même presse qui, aujourd’hui, couvre de boue mon frère.
Certes, je n’oublie pas qu’en 1940 il y avait les Allemands !
Mais en 1962, pourquoi oublier qu’existe le F.L.N.?
Certes, le général de Gaulle a eu soin de faire approuver sa politique par un référendum ! Mais si en 1940 ou même 1941, le maréchal Pétain avait demandé aux Français et aux Françaises, après un bouleversant discours radiodiffusé, d’approuver sa politique, il aurait eu sans doute la majorité ! Et pourtant les ordres arrivaient de Londres d’exécuter tel ou tel collaborateur. Pétain lui-même a été condamné à mort par un régime qui se disait la légitimité alors qu’il n’avait en 1941 qu’un nombre encore restreint de Français derrière lui !
Et pendant des heures j’épluchai chaque article de presse. Pourquoi Jean n’avait-il pas quitté la France après l’attentat ? Comment Magade avait-il parlé si rapidement ? Où se trouvait Geneviève, la femme de Jean, et les trois petites ? Je ressassais mes souvenirs du mois d’août dernier ; Jean avait été passer quelques jours de vacances en Suisse avec sa femme et ses enfants. Je me souvenais à présent qu’il avait écourté ce séjour, prétextant un surcroît d’activités, ce qui n’avait étonné personne dans la famille, Jean ayant toujours été un bourreau de travail. Lorsque la T.S.F. avait annoncé l’attentat du 22 août, je dînais chez mes parents et la soirée n’avait été que peu troublée par cette nouvelle.
Nous savions que Jean s’indignait de certaines positions prises par de Gaulle, notamment sur le problème algérien, mais de là à imaginer qu’il se mêlerait personnellement à une telle entreprise, ne nous était absolument pas venu à l’esprit.
La vision de Jean en prison m’obsédait. Je connaissais les méthodes de certaines polices parallèles et les journaux avaient beau déclarer que seule la Police Judiciaire s’était occupée de lui, je craignais le pire.
L’après-midi s’écoula, une nouvelle façon de vivre commençait pour nous tous, les siens. Comprendre les méandres inconnus qui avaient poussé Jean à cette tentative désespérée ! Ce n’est pas sur un coup de folie que l’on monte une telle opération ! Il allait falloir vivre avec la perspective d’un procès aux conséquences probablement effroyables. Passer du jour au lendemain de l’anonymat le plus jalousement gardé à une célébrité étrange demande une adaptation lente et douloureuse. La plupart de nos amis resteraient sur l’expectative, beaucoup s’éloigneraient, d’autres au contraire prouveraient une fois de plus que l’épreuve renforce les amitiés véritables et fortes.
Pour l’instant, nous avions besoin de quelques moments de solitude, de retraite pour assimiler cet énorme fait auquel rien ne nous avait préparés. Ensuite, nous aurions besoin de nous sentir solidaires, réchauffés les uns par les autres pour réchauffer à notre tour celui des nôtres dans le danger. Il avait été jusque-là le plus brillant de nous, la valeur la plus sûre des Bastien-Thiry. Il ne pouvait être devenu du jour au lendemain le pire d’entre nous ! Nous referions avec lui le chemin qui mène au désespoir ou à l’accomplissement, mais nous ne nous éloignerions pas de lui. Il est de notre chair, de notre sang... sa souffrance serait nôtre !
Notre lutte sera probablement de poids minime devant la coalition des gens puissants et sûrs de leur bon droit, mais nous forcerons la haine et la bêtise. Nous réfuterons jour après jour la confusion opérée dans les esprits bornés. Et ce sera ingrat ! Comme on se sent désarmé devant les divagations de gens qui ne comprendront jamais et se permettent d’émettre des jugements si pénibles qu’ils faussent tout entendement ! Je crois leur préférer la mauvaise foi ou la férocité pure.
Il faudra vivre, vivre tous les jours, simplement, au milieu de tous les petits problèmes quotidiens alors que Jean est menacé, qu’il a mal !
Vers cinq heures, je repartis acheter les journaux du soir. Ils ne m’apprendraient rien de plus, mais c’était un but comme un autre. La ville dirait un contraste pénible avec les sentiments qui me tenaillaient. Je croisais des estivants joyeux ; j’étais comme engourdi à tout ce qui n’était pas mon malheur. Sur la plage, le spectacle des adolescents bronzés, des mémères venues réchauffer leur cellulite, des intrigues aussi vite terminées qu’ébauchées, me paraissait absurde. Ils s’en foutaient, ces braves gens, ne le savais-tu pas ?
Alors, j’ai marché, marché le long de la berge, les yeux fixés sur la digue de l’Arta. Je n’en finissais pas de scruter l’horizon, l’infini, et par moments il me semblait y trouver un peu d’apaisement. Mais, entre chaque chose et moi, s’interposait le visage de Jean. Chef du commando ! Il n’avait jamais tenu une mitraillette de sa vie ! Comment n’avaient-ils pas trouvé un officier rompu à ce genre d’exercice ?
Je pensais soudain au capitaine Lahrant, l’un des plus brillants officiers que j’aie rencontrés. En Algérie, je me serais fait tuer pour lui. Il aurait réussi... seulement cela ne lui serait jamais venu à l’esprit ! Pourtant, mon capitaine, vous vous souvenez de nos discussions, le soir à Beni-Douala ?
Comme vous étiez dur pour Mendès-France à cette époque, et pour tous les parlementaires véreux ! Vous nous racontiez si bien la Résistance, la Campagne de France et surtout l’Indochine ! Vous vous souvenez de notre espérance lorsque Ben Bella fut arrêté et l’Athos arraisonné ? Et aujourd’hui que pensez-vous ? Je sais, vous étiez trop lucide, pas résigné, mais le témoin de trop de « salades » pour ne pas savoir que lorsque le Patron dit « Pouce », le jeu s’arrête.
Tant mieux pour ceux qui en reviennent, tant pis pour les malchanceux. Mais Jean, mon capitaine, il n’avait pas assisté à vos belles retraites dans le Tonkin, il n’avait pas vu les catholiques fuyant le Viet et assistant au rembarquement des Français, offrir leurs enfants aux marins pour être sûrs qu’ils ne soient pas massacrés !
Jean à découvert brutalement ce que vous aviez mis des mois, des années à apprendre. Il n’était pas homme à le supporter. Il a eu la réaction des purs, des orgueilleux aussi, et ce qu’aucun homme de métier n’osait faire, il l’a tenté.
Tout en marchant, je parcourais les journaux du soir. Les journalistes ne faisaient pas de détail ! Il me semblait, en lisant leur prose, assister à une seconde naissance de Jean : tueur, mathématicien halluciné, minable, toute l’artillerie du venin s’étalait sur quatre colonnes.
Jean, tu as tant de caractère dans un monde qui en a si peu, tant d’intransigeance parmi tant de faiblesses, tant de pureté alors que nous sommes habitués depuis notre enfance à tous les scandales, ta réaction pour si brutale, si excessive qu’elle m'apparaisse aujourd’hui, je ferai tout pour la défendre.
Aussi loin que remonte ma mémoire, j’ai toujours entendu sur toi des propos admiratifs ; je ne dis pas forcément sympathiques, car un homme qui est trop absolu n’est pas toujours très aimé !
Toute ta vie, je t’ai vu mettre tes actes en accord avec des justifications supérieures que tu puisais dans l’histoire de ton pays, dans les textes de ta religion, dans l’éducation que nous ont donné nos parents.
Sur le coup, tu comprends, c’est difficile d’admettre que son frère soit l’auteur d’un tel attentat ! Pour moi surtout que tu trouvais parfois cynique, et qui n’ai tendance à ne m’indigner des choses que lorsqu’elles me touchent personnellement. Je suis de cette race qu’on appelle les Raisonnables ou les Lucides parce qu’ils ne veulent se mêler aux événements que si on les y force !
Parce que nous existons, tu existes aussi. C’est toi qui avant-hier m’expliquais passionnément la honte de la France lors de l’histoire de Rhénanie, puis de Munich. C’est toi qui hier me prédisais que la perte de l’Algérie serait aussi grave pour la France que celle de l’Alsace-Lorraine en 1870 !
Cet incident à propos de Munich avait eu lieu, il y a bien des années, et m’est resté fiché en mémoire comme un pieu dans la glaise. Il contenait en germe toute la matière qui en 1962 devait te conduire à la Santé.
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 13:51
C’était à Baccarat, pendant les vacances. Nous étions à table. J’avais peut-être 10 ou 12 ans et me fichais éperdument de l’avant-guerre. La conversation avait débuté sur la littérature et mon père fulminait contre les livres qui sortaient à cette époque. Camus venait de publier L'Étranger, et Sartre Les Chemins de Liberté. « Ma génération, disait-il, a eu au moins la chance de lire Péguy et Psichari. Il y avait, dans leur œuvre une force, une grandeur, que les auteurs actuels devraient bien leur envier ! »
Jean se trouvait en face de moi et sans hausser le ton rétorqua : « Peut-être, mais nourris de grandeur cela vous a menés où ? A Munich ! J’ai des camarades, et moi-même, nous ferons tout pour que nos enfants n’aient jamais à nous reprocher un Munich. » Le silence qui suivit me parut long, mais mon père était honnête ; il serra les dents et le regarda avec fierté et humiliation : « Je reconnais, et souhaite, en effet, pour vous qu’il n’y ait jamais plus d’autre Munich. »
Depuis, je suis devenu imbattable sur les causes, les raisons, les conséquences d’un tel accord !
Nous sommes en 1962, Munich est loin, mais les accords d’Evian viennent d’être signés ! Et pour la conscience de Jean, c’est probablement pire qu’en 1938 !
Quelles ont été les raisons qui ont fait dire au même homme en 1940 que la France n’avait perdu qu'une bataille puisque son Empire lui restait, et qui, aujourd’hui, annonce que jamais la France n’a été plus grande puisqu’elle n’a plus d’Empire ?
C’est vrai que depuis 1945, aucun gouvernement n’a jamais eu la force de caractère de dire à la Nation la légitimité de son combat et pourtant elle a fait combattre son armée pour temporiser.
Les centaines de milliers d’hommes tués dans ces batailles ne l’ont été que pour sauver la face, jamais pour sauver le mal qui guettait la Nation.
Jusqu’en 1958. Quelle espérance lorsque de Gaulle, en uniforme, cria « Algérie Française »! Ce n’était pas en petit comité de gens éclairés, pour des raisons d’opportunité. Mais toutes les radios, tous les journaux ont retransmis à la Nation cet Acte de Foi !
Seulement depuis, Ben Bella a été libéré et tes F.M. ont crépité au Petit-Clamart.
CHAPITRE II
Hubert m’avait téléphoné hier soir : « Rejoins-moi à Paris, j’ai besoin de toi ici. » J’aurais voulu emmener ma femme avec moi mais, à cause des enfants, c’était impossible. J’avais donc pris seul le train de 23 heures. Et ce matin j’étais chez ma sœur Elisabeth. Comme nous tous, elle avait probablement peu dormi, ce qui lui tirait les traits. « Je t’attendais, voilà ton petit déjeuner. Hubert est déjà parti mais a demandé que tu l’attendes ici. Geneviève a un cran extraordinaire. Il faut que je file à mon bureau, je rentrerai le plus tôt possible, probablement vers 6 heures. Surtout fais attention si tu dois téléphoner, nous sommes comme à Bourg-la-Reine, sur la table d’écoute. Tu t’en apercevras par un drôle de petit déclic ! »
J’ai entendu ses pas qui s’éloignaient, j’ai regardé le téléphone. Cette fois, nous étions tous dans la course. Et Hubert allait revenir ! J’étais ému de cette rencontre. De nous tous, il avait le mieux connu Jean. Pendant vingt ans, ils avaient tout partagé : la même chambre, les mêmes succès scolaires, les mêmes joies, les mêmes efforts. La différence d’âge entre eux et moi ne me permettait pas d’entrer de plein droit dans leur monde, mais que j’étais fier lorsqu’ils me conviaient à leurs jeux ! Pour moi, ils n’étaient pas Jean et Hubert, mais « les Garçons » !
A Metz, pendant sept ans, les Garçons connurent la vie sans histoire des enfants de garnison. Externes chez les jésuites à Saint-Clément, ils attendaient le jeudi avec impatience pour retrouver des petits camarades ou faire manœuvrer leurs compagnies de soldats de plomb. Cette ville ne vivait que de soldats et de manœuvres et tous les enfants d’officiers entraient dans le jeu avec passion.
Nos plus belles émotions naissaient aux revues dont Metz ne pouvait se passer. Quand notre père défilait devant nous, le sabre au clair, nous avions la chair de poule et pour ne pas le montrer, Jean disait : « Regardez, derrière le 39e, voilà le gros Touchon, il est si lourd qu’il va faire péter son cheval »... et c’était du délire !
Il y eut la mobilisation, le 39e partit quelque part au front, et nous à Baccarat. Les Garçons furent admis temporairement dans un petit séminaire de missions étrangères. J’y pénétrai une seule fois, parce qu’ils faisaient leur communion solennelle. Le prédicateur pleurait en racontant la première communion d’un petit nègre, il y a très longtemps ! Je me souviens que Jean et Hubert me paraissaient très grands et très sérieux.
La France s’écroulait ; des mois sans nouvelle de noire père, et notre installation définitive à Lunéville. Les Garçons couchaient dans la même chambre. Ils étaient externes à Saint-Pierre- Fourier. Le directeur les trouvait très brillants niais grossiers ! Jean disait que pour des fils d’artilleur c’était normal.
La France était occupée, et Lunéville très occupée. Nous apprenions jour après jour la haine de l’occupant, notre grand espoir venait de Londres. Tous les soirs, le même cérémonial se répétait. Les Garçons s’arrêtaient de travailler à 7 heures et descendaient dans le bureau de mon père. La radio annonçait : « Ici, Londres »... et comme des conspirateurs, l’oreille tendue, ils se rassasiaient de la bonne parole. Le vendredi, la radio suisse donnait un éditorial de René Paillot ; quand il s’était tu, les deux Garçons remontaient dans leur chambre commenter le journaliste.
1944 ! En juillet, Jean passe math-élèm en première session et philosophie en septembre !
Lunéville a été libérée entre les deux, et Jean a passé ce mois de libération à transporter les blessés et à conduire des cadavres. Il fait son premier apprentissage de la vie guerrière. Le soir, je l’entends discuter avec Hubert de l’offensive en Alsace. Il chante d’enthousiasme quand Leclerc entre à Strasbourg, mais nuance son jugement, trouvant que cette percée aurait pu avoir des conséquences terribles pour la Division si les Allemands l’avaient coupée du reste de l’armée. Il travaille de plus en plus. Et s’en va à Nancy pour préparer math-sup.
Je couche dans leur chambre et me fais tout petit pour qu’ils parlent comme si je dormais. Jean raconte ses bizutages.
On lui a tatoué les fesses. « Tu verras, je te montrerai les photos qu’ils ont prises de mon c.., c’est marrant ! » Moi, je suis très choqué que l’on ait osé déculotter mon frère aîné !
Hubert décroche à son tour math-élèm et tous deux s’en vont à Versailles dans un collège de jésuites, « Ginette ». Nous attendons leurs lettres chaque semaine. Papa attend les notes, maman les vacances. Jean n’arrête plus de travailler avec acharnement et les succès arrivent... Admissible, Grand Admissible, reçu ! Jean entre à Polytechnique. Nous avons passé un mois de juillet éprouvant, guettant le courrier, le téléphone, un télégramme et la liste est sortie. Il sort même dans un très bon rang. Toute la famille est à la gare pour accueillir. C’est encombrant une famille nombreuse dans une petite gare, mais cela doit faire bigrement plaisir de se sentir si attendu.
Pour les Garçons, ce succès représente la grande séparation. Dans un an, ils ne pourront même plus passer leurs vacances ensemble. Jean fait des voyages d’études, Hubert a peu de jours libres.
Insensiblement, les chemins de la vie éloignent Jean d'Hubert. Ils s’écrivent mais des lettres pleines de pudeur, dans lesquelles s’expriment difficilement l’immense expérience que chacun acquiert dans sa nouvelle carrière. Jusqu’à ce jour...
Jusqu’à ce jour, où, fou d’angoisse Hubert est accouru. Je le seconderai comme je pourrai, mais que pourrons-nous ?
Hubert est là, nous n’avons jamais été si proches, alors inutile d’exprimer par de grands mots ce que nous ressentons. Il a vu Geneviève, il a vu Tixier-Vignancour, des camarades de Jean, un oncle. Et il me parle :
— D’abord, il faut rayer de nos papiers la perspective d’une condamnation à mort ; il n’y a pas eu de victime, donc nous avons des raisons d’espérer. De toute façon, nous ne pouvons vivre et agir sans cette foi. J’ai fait une demande de visite à la Santé et j’espère l’obtenir demain. J’ai préféré t’avoir ici que te sentir tourner en rond à Saint-Jean-de-Luz ! Ici, Geneviève et Élisabeth tiennent le coup, ma femme fait pour le mieux. Du côté parents, je crains que ce ne soit la catastrophe ! Et de ton côté ?
Je répondis que Mireille tiendrait le coup.
— Bon, Geneviève aura besoin de toi cet après- midi, nous déjeunerons ensemble. Il faudrait que tu te charges de liquider au plus vite la voiture de Jean... elle était sur les lieux de l’attentat, les scellés sont posés ! Tu n’auras qu’à faire une demande de levée, c’est paraît-il possible de l’obtenir. Ensuite, essaye de la vendre, nous rachèterons une 2 CV à Geneviève.
Et puis, il se tut. Avant d’aborder l’essentiel du problème, il semblait hésiter.
— Si Jean est à la Santé, c’est de notre faute à tous. A toi, comme à moi. Mais surtout de la faute de l’armée. C’était à nous, les officiers, d’être assez fermes, assez décidés, pour que le Chef suprême n’ose pas toucher à l’engagement que l’armée avait pris sur son ordre. Je rentre de Mers el-Kébir, je t’assure que ce qui se passe en Algérie dépasse l’imagination la plus pessimiste.
Lors du putsch, j’ai reçu une lettre de papa me rappelant qu’un officier ne devait jamais se mettre dans une situation qui permette à ses hommes de lui désobéir. Il avait raison. Mais justement le putsch avait éclaté parce que certains officiers jugeaient que l’Autorité supérieure de l’armée s’était mise dans une telle situation. Jean est l’un d’eux et c’est pourquoi malgré son inexpérience du combat, il a pris la responsabilité du Petit-Clamart. D’autres officiers ont suivi la mort dans l’âme l’agonie de l’Algérie mais ont obéi et je suis du nombre.
A présent, pour tout ce qui concerne le problème algérien, il y a deux poids, deux mesures. Les gaullistes ont fait entrer dans les mœurs de la Nation une dialectique à l’épreuve de toutes les situations qu’envisagera le général. La tour de Babel n’est plus une histoire biblique, c’est le visage de la France.
Nous sommes partis à Bourg-la-Reine. Geneviève, étonnamment maîtresse d’elle-même nous accueillit avec le sourire merveilleux qui la caractérise ! Elle avait dû pleurer, ses yeux n’arrivaient pas à sourire vraiment. Ils n’exprimaient qu’une immense détresse. Celle de la femme à qui l’on a pris son maître. Ses filles avaient été dispersées chez des amis ; elle devait aller rechercher le soir même, Agnès, la petite dernière qui serait pour chaque jour l’élément du réconfort et du courage.
Il fut surtout question de petits problèmes matériels à régler et de l’organisation de sa nouvelle vie. J’appris l’existence de mouvements désintéressés et généreux. Pour la première fois j’entendais parler du « S.P.E.S. » qui venait de façon aussi discrète qu’efficace au secours des familles de détenus politiques. De « la Rouge et la Noire », l’association des anciens de l’X qui s’occupait de ceux des leurs en détresse. Les maréchales de Lattre et Leclerc avaient formé, elles aussi, des associations pour aider moralement et matériellement ces dramatiques souffrances qu’engendre l’arrestation du père de famille.
La Croix-Rouge dont on ne dira jamais assez l’extraordinaire dévouement de ses membres, tout un monde que j’ignorais et dont l’activité consistait à aider, à informer, à réconforter, se donnait rendez-vous rue du Lycée-Lakanal à Bourg-la- Reine.
En sortant, je refis le même chemin qu’avait emprunté Jean et qui l’avait conduit entre les mains de la police. Au moment où je traversais le pont qui enjambe le chemin de fer, j’éprouvais un réel malaise. C’était juste à cet endroit que samedi dernier, les professionnels du commissaire Bouvier avaient arrêté Jean alors qu’il allait rechercher sa voiture chez un garagiste de la ville. Ils avaient mis le paquet : dix inspecteurs pour ne pas laisser échapper un homme qui n’avait pas voulu s’enfuir alors qu’il le pouvait encore et que Magade était déjà en prison !
L’arrestation avait été si discrète pourtant, et si rapide que Geneviève était restée sans nouvelle de lui jusqu’à ce que deux nouveaux inspecteurs viennent, en fin d’après- midi, la chercher pour l’interroger à son tour. Qui pourra jamais décrire les sentiments, les angoisses, qui l’ont habitée du 22 août au 15 septembre ? Journées terrifiantes ! Qu’avait-elle su au juste de l’activité de Jean ? Sûrement peu de choses précises, mais elle avait dû en deviner l’essentiel. Et pour elle, la crainte qui avait précédé l’arrestation s’était à présent muée en une certitude angoissante de l’avenir.
Geneviève m’avait demandé de l’accompagner le lendemain à la Santé. Hubert courait toujours après une autorisation qui se frayait un long chemin dans les différents bureaux du Palais de Justice.
Agnès nouait la main de sa mère et devant l'énorme porte de la prison, je laissai la femme de Jean qui n’avait droit qu’à une demi-heure de visite. J’allai déposer une petite valise dans le café d’en face. Le Café de la Santé ! On y boit, sur des tables branlantes, un mauvais café pour
vingt centimes. On y fait inscrire la valise au numéro matricule qui vous intéresse, on l’échange contre une autre valise où s’entassera le peu de linge autorisé par l’administration pénitentiaire.
Car, étranges mœurs, c’est le bistrot qui se charge de faire parvenir à votre parent incarcéré le modeste bagage que vous lui destinez.
Valise de fer, de carton bouilli, valises bosselées et cabossées. Par monceaux, piles entières, elles s’entassent dans l’arrière-boutique de ce troquet minable.
J’ai attendu Geneviève à côté de deux putains venues sans doute prendre des nouvelles de leur Jules maladroit. Plus loin, une petite vieille écrivait fébrilement probablement à son fils qu’elle venait de quitter et à qui elle n’avait pas eu le temps de tout dire. Une fille magnifique buvait cognac sur cognac en dégageant une odeur de parfum cher mais insupportable ! C’était le monde des parents de prisonnier. Ils rêvaient à la sortie d’un fils, d’un père, d’un amant : escroc, voleur, assassin... ou officier ! La femme du monde, la femme d’officier y côtoient la garce, mais cette promiscuité du malheur n’entraîne ici aucun début d'amitié, le malheur y revêt un aspect trop spécial.
Ces courtes visites étaient indispensables, mais elles provoquaient des réactions douloureuses. Geneviève et Agnès reparurent, si fragiles, si féminines dans ce monde de la pègre ! Nous avons peu parlé ! Elle était encore avec Jean et ces entrevues derrière les barreaux laissaient l’insatisfaction du mouvement amorcé qui ne s’achèvera jamais...
Et mon séjour parisien se poursuivait en démarches innombrables, en visites intéressées et décevantes. Avec Hubert, nous confrontions chaque soir nos impressions de la journée, car la fatigue de ces quêtes à travers la ville ne nous donnait plus une vision exacte de la situation. Tantôt trop enthousiastes, tantôt si découragés que nous avions besoin de nous parler, de retrouver le soir le grand bon sens d’Elisabeth ou de téléphoner à nos femmes respectives pour entendre quelques instants la voix chère qui réconforte et redonne l’élan.
Et puis, il n’y eut plus qu’à attendre de nouveaux rebondissements, surtout l’ouverture du procès. Nous avions fait l’un et l’autre tout ce qu’il nous était possible de faire, c’est-à-dire bien peu, et maintenant notre présence à Paris ne se justifiait plus. Hubert avait pu voir Jean ; il devait regagner Lorient, mais pourrait faire la navette pour une visite bimensuelle. Moi de mon côté, il valait mieux que je retrouve les miens à Saint-Jean-de-Luz et revienne plus tard à Paris.
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 13:56
CHAPITRE III
Dès mon retour à Saint-Jean-de-Luz, ma femme prépara les valises. Pour nous, les vacances n'avaient plus aucun sens et j’avais hâte de me retrouver en Lorraine, chez moi. Les parents avaient besoin de se sentir entourés et nous leur devions cela !
Le premier contact avec cette terre que j’aimais tant ne serait pas agréable. La Lorraine avait prouvé à chaque référendum qu’elle était l'une des régions de France les plus gaullistes et que l’un des siens ait commis un attentat contre son Héros l’avait ahurie. Quand elle ne comprenait pas, cette population méfiante devenait dure.
Depuis 1870, par trois fois la Lorraine avait souffert dans ses biens, dans son âme et surtout dans son sang ! La dernière invasion avait duré quatre années. Ses hommes avaient été dispersés dans la tourmente effroyable engendrée par 1940 et s'étaient retrouvés prisonniers en Allemagne, embrigadés au S.T.O. ou cachés en quelques maquis. Les déportations de notables et de militants de gauche succédèrent à celles des Juifs.
Les troupes d’occupation, rendues furieuses par l’avance des Alliés, brûlèrent des villages sans défense et fusillèrent par centaines les résistants lorrains, passeurs, maquisards ou otages. Pendant quatre ans, la Lorraine avait eu froid, avait eu peur, avait eu faim ! Mais, chaque soir, oubliant l’humiliation, la détresse des peuples abandonnés à leurs vainqueurs, la Lorraine avait tourné le bouton de radio... « Ici, Londres » lui avait rendu le goût de lutter, d’attendre, de ne pas désespérer. Maurice Schumann et de Gaulle avaient eu pour Elle, les voix qui réveillent l’ardeur de la lutte, qui pansent les plaies du cœur, et ces voix retentirent dans son âme meurtrie comme une onde bienfaisante et salvatrice ! Et cela pendant quatre ans !
Ce sentiment de n’être pas oublié, de se croire compris, avait marqué les femmes et les hommes d’une manière si indélébile, que peu importait à leurs yeux que d’autres Français aient combattu en des circonstances autrement périlleuses à travers les mille dangers de la France occupée ! C’est la voix de de Gaulle qui résonnerait à jamais dans leurs oreilles, un moment tendues vers la délivrance et maintenant refermées sur leur liberté ! Jusqu’à sa mort, de Gaulle pourrait demander ce qu’il voudrait à la Lorraine, sans discuter, elle le lui donnerait tant était forte l’imprégnation de l’image d’un homme dont le génie était de savoir dire aux êtres ce qu’ils attendaient vainement d’autres, à certains moments.
Et la Lorraine condamnera en bloc mon frère ! Le procureur général Gerthoffer, Lorrain de souche, demandera la peine de mort. Le député Dalainzy votera la prolongation du Tribunal d’exception. Les journalistes Dirand et Pottecher se relayeront sans répit pour présenter de Jean un visage tronqué et criminel ! Ainsi, quatre Lorrains s’acharneront sur un cinquième !
En 1962, cette terre ne veut plus se souvenir que de ses souffrances passées et de l’Homme à qui elle a attribué la fin de ses malheurs.
Et pourtant, quand on a tellement souffert, l’attitude la plus noble, la plus humaine aussi, commanderait de partager, de comprendre, ou d’essayer de comprendre la souffrance des autres, de tout faire pour la diminuer et en supprimer les causes.
L’attentat du Petit-Clamart est une réaction désespérée contre un homme qui, par ses contradictions premières et ensuite par les ordres qu’il avait donnés à sa police, allait entraîner dans des souffrances aussi atroces que celles endurées par les Lorrains, les Européens d’Algérie et tous les autochtones restés fidèles.
Le geste de Jean, peu de Lorrains veulent le reconnaître, est pourtant un geste de Fraternité. Il ne suffira peut-être pas à remettre dans la Vérité, mais il montrera que si certains moyens peuvent vicier les causes les plus belles, ces causes trouvent encore pour les défendre, une abnégation et une énergie qui me font tout espérer de ma Lorraine !
Il est banal de constater que si les Lorrains vouaient à de Gaulle une reconnaissance sans borne, ils avaient de lui une méconnaissance totale. Les historiens avaient écrit trop tard pour cette génération de la guerre, les méandres de ce chef historique et les subtilités étonnantes de son langage.
Chez moi, j’ai retrouvé la vallée entre les bois, j’ai écouté l’appel de cet aboiement lointain, j’ai vu le feu mort du chantier déserté. J’ai renoué avec ces hommes sans problème, bûcherons, débardeurs, issus de la glèbe, qui sourient au soleil et s’inquiètent à la gelée. Ils ne m’ont pas accueilli parce qu’ils ne savaient plus comment m’accueillir ; ils ne m’ont pas rejeté parce que je suis trop des leurs ; ils ont baissé la tête, impuissants à expliquer, impuissants à comprendre.
Et pourtant, toi Collin, toi Marchal, tu sais comme il était dur de laisser la ferme pendant l’exode, c’était ingrat d’aboutir en réfugiés quelque part à travers la France, avec des voisins que tu ne connaissais plus, qui ne te comprenaient pas. Il te restait quand même l’ardeur, l’immense impatience de regagner ton village ou ton quartier. Même si ta maison était détruite, tu avais l’espoir de pouvoir la reconstruire. De toute façon, le décor où ton enfance avait germé, personne ne pouvait te l’arracher à jamais !
Seulement, tu avais envie de croire que l’Algérie devenait un gouffre d’argent et n’était peuplée que de « Sidi », de Garcia et de Lopez. Tu as même oublié que beaucoup de tes ancêtres, depuis 1870, et parce qu’ils avaient choisi de rester Français, n’étaient autres que ces pieds-noirs devenus en quelques mois les vilains de la Nation. Pour eux, c’est fini ! Ils ne connaîtront plus jamais le nom chantant de leurs voisins, personne ne s’intéressera plus à l’histoire de leur village perdu qu’ils avaient mis cent trente ans à écrire. L’exode que vous leur imposez est irrémédiable !
Et vous, monsieur l’industriel vosgien, ne dites pas que vous croyez à vos arguments, quand vous osez prétendre que tous les malheurs de cette race encombrante ont pour origine l’O.A.S.
L’Armée Secrète n’a commencé d’exister que parce que les pieds-noirs ont compris plus vite que les métropolitains le dénouement inévitable de la politique de leur Président.
Mais bien sûr, les accords d’Évian, en même temps qu’ils apaisaient vos consciences, garantissaient la vie sauve et belle aux Européens et aux harkis fidèles ! Voyez cependant comme Joxe les fit appliquer, lorsqu’il apprit que des officiers tremblants pour la vie des harkis qu’ils avaient commandés voulurent les embarquer sur Marseille.
Ecoutez Joxe : « Vous voudrez faire rechercher, tant dans l’armée que dans l’administration, les promoteurs et les complices de cette entreprise de rapatriement et faire prendre les sanctions appropriées. Les supplétifs débarqués en Métropole, en dehors du contingent prévu par le gouvernement, seront renvoyés en Algérie. Je n’ignore pas que ce renvoi peut être interprété par des propagandistes de la sécession comme un refus d’assurer l’avenir de ceux qui nous sont restés fidèles. Il conviendra donc d’éviter de donner la moindre publicité à cette mesure. »
Voilà qui ébranle un peu votre bonne conscience. Croyez plutôt le général de Gaulle quand il disait en 1959 que la troisième option, l’Algérie Algérienne, n’amènerait que chaos et tueries !
Et vous, messieurs les Syndicalistes, rompus à toutes les dialectiques, il est vrai que vous aviez manifesté pour les 7 morts de la station Charonne, où étiez-vous donc le soir des 86 morts de la rue d’Isly ?
Vous ne comprenez donc pas que nous sommes en train de donner de nous l’exemple d’un peuple que plus aucune fidélité n’engage ? Et pourtant nous avons soif d’aimer, pas seulement les vedettes de cinéma que l’on fabrique pour les offrir à l’adoration des masses, nous avons soif d’aimer l’État, et mon frère plus que quiconque.
Comme il ne pouvait plus l’aimer à cause de son Chef, il a voulu le neutraliser. Voilà l’un des cheminements qui ont mené Jean à cet acte extrême devant la division d’un Parlement, l’apathie d’un peuple nourri d’une presse complice ou coupable. Il voulait un Etat qui dise la Vérité, et une Vérité que sa conscience reconnaisse comme telle, pas des vérités tronquées, qui changent suivant l’opportunité du moment. A quoi, Lorrains, vous servira d’apprendre que la tâche de la France est européenne, si vous avez perdu le goût d’œuvrer pour la France ?
Cette action de Jean avait plongé les parents dans le désarroi le plus complet, et depuis notre retour, nous allions souvent à Lunéville. Mes sœurs se relayaient elles aussi à la maison et tous, nous essayions de faire sentir à ceux à qui nous devions tout, combien les liens d’affection qu’ils nous avaient transmis pouvaient être puissants et bienfaisants. Pour tous les deux, cette arrestation représentait un drame qui dépassait le fait même de l’arrestation ! Ils étaient arrivés à un âge où la vie marque le pas, le temps du bilan, et ils avaient plus d’une raison d’être satisfaits. Ils avaient élevé leurs neuf enfants au mieux des possibilités de chacun et pouvaient prétendre avoir réussi leur tâche. Lorsque, brusquement, le 14 septembre 1962 à 21 heures et quelques secondes, le téléphone avait fait vaciller une vieillesse qui s’apprêtait à couler dans la sérénité.
Ma mère avait reçu de son père l’éducation droite, rigoureuse et utile que les jeunes filles de sa génération ajoutaient à leur dot. Son adolescence avait été nourrie d’Erckmann-Chatrian et de Barrés, et son amour de la France avait des racines aussi profondes que son affection de la Famille. Mon père, lui, était issu de ces promotions d’officiers pour lesquels le sens de la discipline avait été le grand impératif de toute vie bien menée! A cause de sa blessure en 1940, il s’était isolé totalement et n’avait pas été mêlé aux cas de conscience de ses camarades pendant l’occupation et surtout n’avait pu effleurer les tortures morales qu’avaient engendrées chez ses cadets et ses fils, les campagnes d’Indochine et d’Algérie!
La seule déception que de Gaulle lui avait jamais causée était d’avoir quitté le gouvernement en 1946.
Et c’est dans cet état d’esprit qu’il avait appris que le fils qui lui avait donné le plus de satisfactions intellectuelles, qui lui ressemblait le plus, avait participé et commandé l’attentat du Petit-Clamart!
Il souffrait profondément dans son cœur de père; il souffrait presque autant dans sa passion de la hiérarchie et de l’ordre établi.
Jamais je n’ai ressenti de façon plus vive combien deux hommes qui se ressemblent tant peuvent être séparés par des conceptions différentes de leur génération. A soixante-six ans, la sensibilité émoussée par la vie admet plus facilement que l’on sacrifie une minorité risquant de provoquer des troubles pour la majorité, tandis que la générosité forcenée des trente-cinq ans de mon frère était prête à risquer la quiétude d’une métropole que la perspective de cent mille cadavres et un million de déracinés ne suffisait pas à secouer de cette apathie effrayante dans laquelle son Chef avait peu de mal à la maintenir! L’échec de Clamart a tranché le débat, mais non les arguments du problème.
Ma mère se posait la question de façon plus prosaïque, mais non moins dramatique. Pendant la guerre, elle aurait accepté que ses trois fils meurent pour la France, quelle qu’en soit sa douleur ! Mais que Jean ait été arrêté par des Français pour avoir voulu attenter à la vie du Président de la République Française la plongeait dans une consternation si sincère que même la notion d’infini a du mal à rendre.
Défendre la Patrie, devant l’ennemi au prix de son sang et de celui des siens, était une notion dont elle avait fait très jeune la triste expérience. En 1914 d’abord, puis en 1940. Mais elle trouvait alors cela normal et glorieux. Que son fils ait voulu défendre une partie des Français malgré et contre le Chef de la France la rendait malade d’insomnie.
Mais ni mon père ni ma mère, ne pouvaient envisager une condamnation suprême. Ils s’accrochaient désespérément au fait que l’attentat n’avait pas fait de victime et que Jean n’avait pas agi par intérêt personnel mais pour une cause qui était loin d’être condamnable. Mon père répétait sans cesse, comme pour mieux s’en convaincre : « Il aura une condamnation de principe, et dans cinq ans de Gaulle l’amnistiera ! Il doit recevoir une dure leçon et payer ce geste démesuré. »
Moi aussi, nous tous, nous voulions nous accrocher à cet espoir et pourtant depuis mon retour en Lorraine, j’avais lu ou relu tout ce que de Gaulle avait écrit et aucun de ces chapitres ne me donnait une lueur d’encouragement. J’avais épluché tous les procès politiques de l’époque de la Libération. L’attitude de de Gaulle ne soulageait absolument pas l’énorme appréhension qui habitait mes nuits. Aujourd’hui de Gaulle avait dix-sept ans de plus, probablement moins de tendresse encore pour l’Homme, probablement encore plus durci !
La raison d’Etat demandait-elle la mort de mon frère ? De toutes mes forces je criais « NON », mais lui, que répondrait-il ? Je savais que dans l’entourage du Président, notre nom amenait les mêmes retentissements dans les esprits que lorsqu’on prononçait devant moi le nom de Landru (le terme est choquant, mais a été employé devant moi par des gaullistes, non primaires). Cette atmosphère ne me plaisait pas quant aux conséquences futures du procès.
CHAPITRE IV
Ce matin, j’avais une lettre de Jean : cellule 59, division n° 3, un coup de tampon barrait la première page. « Les timbres et les billets de banque sont rigoureusement refusés... » Et l’écriture de Jean, son style aux phrases brèves, percutantes, jamais ampoulées ou inutiles, des mots pleins de tendresse pour nous, pleins de soucis pour ses filles et sa femme. Et puis, cette pudeur à éviter de décrire la condition du polytechnicien devenu tôlard ; enfin, ce rappel à sa vraie condition : « de mon côté, il n’y a pas de problème, on se considère comme des combattants avec ce que cela comporte ».
Et justement tout le problème était là, moralement, intellectuellement ! Une partie de la France répondait non, les pieds-noirs et une petite minorité répondait oui avec passion.
Le gouvernement et sa presse avaient eu vite fait d’attribuer à mon frère les épithètes les moins flatteuses ! Pour eux, l’attentat n’était qu’un acte de vengeance inutile et barbare. Puisque de Gaulle avait fait signer les accords d’Evian, la cause était entendue.
En 1940, Pétain avait signé l’armistice et pourtant un homme avait dit non à la légalité et s’était dressé contre l’autorité suprême, il avait probablement raison à l’époque, mais Jean en se dressant contre de Gaulle, qui vingt-deux ans plus tôt lui en avait donné l’exemple, n’avait pas d’autres motifs ! Il refusait que l’on traite avec le F.L.N. comme de Gaulle avait refusé que l’on traite avec les Allemands.
Les intellectuels catholiques qui se réunirent pour condamner mon frère et constater que le tyrannicide n’était pas justifié par les circonstances de l’heure, fermaient un peu vite les yeux sur les dangers auxquels des accords que tout le monde savait n’être pas respectés, exposaient les supplétifs, les goumiers, les harkis et les pieds- noirs.
Ils n’avaient pas les oreilles assez fines pour entendre les hurlements de ces hommes fidèles au drapeau français et que des femmes en pleine hystérie faisaient bouillir dans d’immenses bassines de cuivre ; ils n’avaient pas assez de nez pour humer l’odeur infecte de l’homme qui gigote et fait dans sa culotte pendant qu’une bande déchaînée de gamins le châtre tout vivant ! Ils n’avaient pas assez d’imagination, ni de charité chrétienne pour se dire que cent mille hommes à qui l’on avait promis de les protéger s’ils nous aidaient à combattre, cent mille hommes devenus cent mille cadavres cela faisait un charnier de belle taille. Quand les discours politiques aboutissent à cela, ce n’est plus un exercice de style, c’est une escroquerie monstrueuse.
Et toi, ma Mère, si tourmentée, si désorientée, ne m’avais-tu pas laissé partir en 1956 lorsque Guy Mollet nous a rappelés pour défendre l’Algérie et tous les Européens, nos frères ?
Si j’avais été tué, ta peine aurait été immense, je le sais, mais je sais aussi qu’aucune parole amère n’aurait effleuré tes lèvres. Une partie de la Patrie était en danger, tu trouvais normal que ton fils contribue à la défendre. Et depuis 1956, qu’est-ce qui avait donc tant changé ? Les Européens étaient- ils moins en danger ? Les crimes s’étaient-ils arrêtés ?
Jean a été plus généreux que nous tous, il a tout donné à la France, et cela ne vous suffit pas, il vous faut encore douter ?
Et surtout, ne dites pas que son geste démontre une déformation amorale, car si l’attentat vous apparaît comme un renversement de valeurs morales les mieux établies, il a été amené par d’autres renversements de valeurs morales et humaines également les mieux établies : notamment, qu’un Chef d’Etat en parlant publiquement à la Nation dise en 1958 : « Nous voulons l’Algérie Française et en 1962, l’Algérie Algérienne, je vais la créer », et qu’un premier ministre se renie !
Jean aurait eu tellement besoin de savoir à la tête du pays des hommes reconnaissant publiquement certaines obligations répondant à ses aspirations essentielles, aux nôtres !
Il aurait voulu avoir confiance dans leur parole et pouvoir obéir spontanément. Alors que, jusqu’à présent, les paroles officielles ne semblent jamais justes et vraies. Ce n’est pas lui qu’il est juste d’accuser, mais ceux qui l’ont nourri de mensonges et ceux-là vous les connaissez, il n’a plus voulu leur ressembler !
Oui, mais ce moyen employé, cet attentat, vous choque, vous gêne, il nous gêne tous... mais en connaissiez-vous un autre, aviez-vous autre chose à proposer pour sauver cent mille vies, alors que vous aviez voté massivement pour justement les condamner ?
Tout de même, direz-vous, il y a des moyens que l’on n’emploie pas ! Et c’est vrai.
Mais là encore, les gaullistes seraient mal placés pour crier au scandale car l’exemple vient de très haut. Quand il s’agissait de la Résistance, de Gaulle avait si bien compris l’attentat politique qu’il vient de faire Grand-Croix et nommer en récompense de son activité pendant la guerre, ambassadeur en Bolivie, l’un des plus grands héros de la Résistance : Dominique Ponchardier!
Savez- vous comment il décrivait dans « les pavés de l’enfer » la difficulté qu’il avait éprouvée à percer de coups de poignards un collaborateur que Londres lui avait demandé d’exécuter ? De baiser une fille avant de l’étrangler parce qu’elle avait dénoncé son ami à la Gestapo ?
Il donnait une fameuse recette pour punir des hommes trop peu combatifs lors d’une embuscade : leur faire bouffer le foie de l’un des Allemands tombés dans cette embuscade.
Et son frère, Pierre Ponchardier, actuel amiral de Toulon, connaissez-vous les raisons qui le firent, en 1947, interdire de séjour avec tout son commando ?
Furieux de lire dans la presse communiste des horreurs sur la France et son propre commando qui partait combattre en Indochine, il avait malmené si fort les typographes que cela fit un certain bruit à Marseille.
Alors que pour le Comité National de la Résistance de 1962 qui voulait les mêmes choses que les Ponchardier en 1944, vous trouvez des montagnes d’indignation !
Moi-même, en 1956, la France m’a demandé de combattre le F.L.N. On m’a demandé de tuer, et j’ai vu tuer par des camarades, par des supérieurs, dans des circonstances souvent atroces.
A cette époque, nous tuions allègrement des Français qui ne voulaient plus l’être parce qu’on leur avait trop menti alors qu’il eût mieux valu tuer ceux qui leur avaient menti et garder les premiers en notre Patrie. Aujourd’hui, c’est à cause d’autres mensonges, à cause de nouveaux mensonges que des milliers d’hommes sont condamnés.
Non, Madame la Bien-Pensante, qui trouvez que de Gaulle a toutes les excuses parce qu’il a tellement souffert !
Il a fait lui aussi terriblement souffrir et n’a pas à renier mon frère, ni à le juger, ni à le condamner, tout au moins moralement.
Peut-être ne vous rappelez-vous pas qu’en 1943 à Alger, un garçon de 18 ans avait été tiré au sort parmi six de ses camarades, que de Londres les ordres sont venus d’abattre Darlan.
A qui pouvait profiter la disparition de cet homme avec qui les Américains étaient déjà en train de négocier ?
Vous ne vous souvenez plus certainement que Giraud faillit avoir le même sort que l’amiral et s’en tira par chance avec la mâchoire traversée. Quel homme pouvait-il gêner ?
Bonnier de La Chapelle et l’adjudant-chef marocain, auteurs de ces deux attentats, furent passés par les armes en vingt-quatre heures alors que l’impunité leur avait été promise.
Qui de si puissant avait pu les convaincre que de tels crimes resteraient impunis ?
La guerre, c’est prendre. Et des combattants font la guerre. C’est prendre la colline en mourant, c’est prendre le renseignement en torturant, prendre le bonheur, prendre à bouffer, à boire, prendre, prendre l’objectif, prendre la vie si elle est en travers de l’objectif. Et que la guerre ne soit pas morale, soit atroce, immonde, c’est vrai. Mais que refuser de la faire quand cela met en danger des hommes de votre Patrie, de votre religion, de votre race, c’est encore plus immonde et amoral.
La France de 1962 ressemble à un banquier. Quand un banquier doit lutter contre un concurrent dangereux, il saura toujours se défendre : coups de téléphone, contacts, relations, il agira de toutes ses forces.
Mais qu’un malfrat donne un coup de pied au cul du banquier et lui en promette un second s’il n’a pas satisfaction, voilà le banquier affolé, désarmé. Contre un malfrat, un banquier est impuissant. Il n’aura que deux solutions : ou bien embaucher des tueurs ou bien payer.
Et la France trouvant que son armée n’allait pas assez vite à neutraliser les malfrats du F.L.N. s’est mise à payer avec fébrilité. Elle a payé d’un prix exorbitant, le prix du sang, en abandonnant tous ceux qui l’avaient aimée et servie, en obligeant à s’exiler, à se déraciner un million des siens à qui elle devait protection sur le sol qu’elle leur avait demandé de ne pas quitter !
Dans cet imbroglio, où est la Morale ?
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 14:03
CHAPITRE V
Novembre avançait à travers la neige et le froid. La forêt n’était plus que silence et refuge sans les cris des oiseaux et des bêtes figées dans la chaleur des fourrés ! J’avais couru toutes les coupes, je connaissais tous les arbres et je les aimais d’être éternité dans leur création de la forêt. J’avais fatigué mon corps dans un effort immense mais n’éprouvais aucun apaisement. La nature vous éloigne de l’homme, elle vous rend disponible : mais que peut la nature elle-même quand sans cesse votre âme court vers l’âme de votre frère, abîmée d’avoir trop aimé ?
En rentrant d’une longue course solitaire, j’avais deux lettres au courrier : l’une de Jean, l’autre d’Hubert.
« J’ai donc vu Jean hier après-midi, m’écrivait ce dernier, il m’a paru en excellente condition, mais de ce qui le touche personnellement : sa santé, son confort actuel, son existence présente, il s’en moque éperdument, semble-t-il ! Toutes ses pensées demeurent tournées vers la cause qu’il défend. Dire par ailleurs qu’il se soucie peu des conséquences de son acte vis-à-vis de la famille, sa femme et ses enfants d’une part, aussi bien que papa et maman d’autre part, serait faux. »
Jean, de son côté, me disait : « Hier, j’ai vu Hubert, venu de Lorient entre deux trains de nuit, ce qui représente bien du dévouement de sa part. Samedi, j’espère voir Elisabeth, bien que ce jour ne soit pas un jour de visite normal, on peut recevoir l’autorisation pour les personnes qui travaillent en semaine ! Nous avons d’ailleurs un espoir que le régime s’améliore pour les visites. Ceci nous permettrait, comme c’est le cas pour les prisonniers politiques des autres divisions, de voir les visiteurs dans une pièce, et non par-derrière une vitre comme actuellement.
« La durée des visites serait aussi plus longue. Si cela se réalisait, cela nous permettrait de nous voir, à défaut tu pourrais venir, soit en semaine avec Geneviève, soit le samedi, comme Elisabeth. »
J’ai eu l’envie subite de tout plaquer ici ! Physiquement et dans mon cœur, je devais aller à Paris et voir Jean.
Deux jours après, j’étais repris par la fièvre de Paris et les multiples démarches et tracasseries qui devaient me mener à Jean.
Je retrouvais Geneviève, admirable, avec un mot gentil, un sourire voilé qui cachaient une énergie farouche, une volonté de fer. Si elle eut des moments de découragement et de désespoir, elle vida seule ses larmes trop longtemps retenues et dans un ultime réflexe féminin, ne montra jamais à Jean qu’une attitude résolue, une loyauté parfaite et un rien de coquetterie bouleversant lors des visites.
Sentant à quel point je désirais revoir mon frère, elle fut assez généreuse pour me proposer de partager sa visite hebdomadaire du surlendemain ; j’étais ému de ce don. Ces quarante-huit heures durèrent ce que durent les moments d’attente quand l’être qui est au rendez-vous vous apporte tant de richesses et tant de déchirements.
Et puis, j’ai revu le Café de la Santé, cette fois j’étais en face, de l’autre côté du trottoir ! Geneviève et sa fille, moi derrière, nous avons fait la queue, sans dire un mot, le cœur battant ! La porte n’en finissait pas de ne pas s’ouvrir. Ce fut enfin notre tour de franchir une immense grille, une cour bondée de C.R.S., de traverser un couloir, de montrer nos papiers, de monter un escalier, de se laisser conduire à travers d’autres couloirs, dans une toute petite pièce avec quatre guichets fermés par une vitre. Cela sentait une mauvaise odeur de renfermé. Il y avait d’autres personnes devant les autres guichets.
Nous allions voir Jean, et j’avais peur d’être déçu, de le décevoir, de ne pas savoir comment lui parler, quels mots employer, c’était si étrange, cette nudité presque semblable à celle d’un Carmel, ces bruits de chaînes, de clés, ces guichets !
Tout simplement il a pris une chaise derrière son carreau, il a souri, il a parlé, mais je ne reconnaissais pas le son de sa voix tant la déformation acoustique est surprenante aux premiers mots. Je ne pouvais articuler un mot. Je le regardais, je contemplais ses yeux alors qu’il donnait tranquillement de ses nouvelles. Il fit une chose que je ne l’avais jamais vu faire : des grimaces pour faire rire Agnès qui tendait ses petites mains contre le carreau et disait « papa ». Il plissait le front en faisant vibrer avec son doigt sa lèvre inférieure pour qu’Agnès en fît autant ! C’est hallucinant, un père séparé de son enfant par un carreau !
Nous avons parlé de la famille, de détails matériels, et puis son visage changea brusquement quand il nous décrivit la fouille que les C.R.S. avaient effectuée la veille dans toutes les cellules, et les manières brutales qu’ils avaient employées pour traîner certains politiques trop lents, en leur tapant la tête contre les marches d’escaliers. « Je viens d’écrire à Foyer, il est inadmissible de traiter certains de mes camarades de cette façon. » Pour la première fois, je voyais son visage durci par la haine qu’il portait au régime, et j’avais mal, car je connaissais trop bien les méthodes des C.R.S. que j’avais vus opérer à Orléans ville contre les Arabes. Mais sa lettre ne changerait rien ! Jean, tu n’es plus l’ingénieur de l’Air Bastien-Thiry, qu’est-ce qu’un simple détenu pour un ministre !
Il m’apprit que la Santé était, de jour en jour, mieux habitée : un général, quelques colonels, et des capitaines autant que dans un régiment, même un curé - « Nous avons un moral extraordinaire » - son visage, tout à l’heure en colère, était à nouveau rayonnant ! J’ai dit au revoir pour laisser Jean et Geneviève face à face, seuls... avec le gardien !
Un peu plus tard, nous marchions dans la rue, tous les trois, sans dire un mot. Geneviève fixait ses yeux très loin et des larmes coulaient silencieusement sur son manteau. Je l’ai raccompagnée à Bourg-la-Reine ; nous avons rangé quelques affaires de Jean, avons mis de côté des papiers qu’il avait demandés de lui apporter à la prochaine visite. Une assistante sociale de l’armée de l’Air est arrivée et j’ai laissé Geneviève avec sa visiteuse.
Dans le métro qui me ramenait à Paris, il me semblait continuer de parler avec Jean, d’un dialogue infini et irréel. Subitement, j’ai eu « le coup de bourdon », j’avais envie de parler à quelqu’un de Jean, de le discuter, de le justifier !
Alors, j’ai pensé déranger un prêtre. A Paris, je n’en connaissais pas, j’ai pris un annuaire. Finalement, j’ai téléphoné et demandé un rendez-vous à un aumônier dont j’avais souvent entendu parler. Il était connu pour son gaullisme... mais il était prêtre ! Je lui dirais Jean, tout simplement, honnêtement, contre l’hostilité d’un pays avide de juger le malheur des autres, il comprendrait sûrement, il m’aiderait!
Lorsque je suis arrivé, il m’attendait dans un petit parloir. Par charité chrétienne, en apprenant mon nom, il n’avait pas osé me refuser cette entrevue, mais semblait en avoir de l’appréhension. Constatant très vite que je n’étais pas venu pour l’injurier d’être gaulliste, mais lui demander lumière et secours, il me fit monter dans sa chambre !
Et j’ai parlé, je ne m’arrêtais plus de parler. « Mon Père, vous qui aimez de Gaulle, qui le défendez, vous ne pouvez condamner mon frère pour autant. Vous êtes resté sur une image vieille de vingt-deux ans, et qui n’a plus le même reflet. Je reconnais le côté outrancier du geste de Jean, mais si les hommes peuvent le juger, Dieu ne peut le condamner puisqu’il a agi par amour.
« Jean est un homme profondément croyant, qui a, de la vie et du devoir, une conception stricte et sans compromission. Tous ceux qui l’ont approché, même ceux qui trouvaient excessifs ses scrupules et son besoin de toujours se dépasser, ont admis qu’ils n’avaient jamais rencontré un type plus honnête et plus droit.
« Ma Mère disait de lui : " C’est un bœuf qui tire une charrue, il ne s’arrête que le sillon terminé. " Pourtant, il n’a rencontré que des succès, pas toujours des succès faciles mais souvent des victoires « à l’arraché » !
La presse vous a dit qu’il était l’un des promoteurs des S.S. 10 et l’auteur de la version améliorée : le S.S. 11. Vous n’imaginez pas quelle énergie il lui a fallu pour que ces projets se voient réaliser à une grande échelle ! Sa puissance pour convaincre était sans limite et quand il constata qu’on ne voulait pas lui donner tous les moyens voulus pour cet engin dont il était sûr, il monta directement au ministre. Trouvant ensuite que l’armée ne mettait pas un enthousiasme certain à employer cet engin, il se fit colporteur et alla trouver général après général, pour plaider l’efficacité de son S.S. 11. Il usa de tant d’énergie qu’il en tomba malade, mais gagna la partie. Et cet engin est aujourd’hui l’arme la plus vendue à l’étranger et qui a rapporté le plus de devises à la France en 1961.
« Je pourrais ainsi vous citer des dizaines d’exemple de cette ténacité sans faille, de cette inquiétude à réussir, coûte que coûte, une entreprise qu’il jugeait nécessaire de voir aboutir. Je me souviens de vacances entières, alors que nous jouiions, que nous allions nous balader, où Jean étudiait l’anglais avec la méthode Assimil et nous cassait les pieds en ânonnant des après-midi entiers... the father is good.
Il a si bien achevé sa méthode que le ministère l’a envoyé, il y a trois ans, faire un long voyage aux U.S.A., et cela, parce qu’il parlait parfaitement l’anglais, entre autres qualités !
« Tout lui souriait, sa carrière, l’amour de sa femme, l’éducation scrupuleuse de ses trois filles.
« Avant les terribles événements du putsch, s’il s’intéressait passionnément à la vie de son pays, il n’avait jamais fait de politique. Ne le croyez pas égoïste ! Son travail et sa famille l’occupaient à fond mais il s’était aussi engagé dans une œuvre magnifique et s’occupait des gens de couleur à Paris. Tout cela n’est tout de même pas le propre d’un mauvais homme.
« Père, je vous en supplie, croyez-moi, je n’essaie pas d’en remettre et de fabriquer une apologie fausse de Jean ! Mais tel qu’il est, tel que ses camarades en parlent, Jean est un type hors-série. Il aurait été gaulliste inconditionnel, dans trois ans vous le retrouviez général ! Je dis tout cela bêtement, j’énumère mal, mais cet homme qui a tant de talents et qu’aujourd’hui la Société veut rejeter sans essayer de le comprendre, croyez-vous qu’il n’était pas plus près du saint que du criminel, que lui manquait-il donc pour qu’il soit un saint et reconnu comme tel ? »
« - L’humilité ! »
La réponse était tombée raide, et je m’arrêtais net ! Le Père me regardait avec bonté et sympathie. Jamais, en effet, je n’avais vu le problème sous cet angle. L’humilité ! Jean en avait-il manqué tant que cela ? Être pur jusqu’à l’absolu, s’oublier, parce que le drame public l’emportait tellement sur sa vie privée, c’est peut-être la démonstration d’un orgueil fougueux, mais tout de même pas méprisable.
- Mon ami, auriez-vous participé à l’attentat si votre frère vous l’avait demandé ?
- Honnêtement, je ne le crois pas, estimant pour ma part que mon bulletin de vote suffisait à mon devoir de citoyen français, mais cela ne veut pas dire que cette seule action, si elle m’enlevait des scrupules, ait été suffisante.
- Ne soyez pas injuste pour de Gaulle, rien ne vous oblige à vous mettre à la place de votre frère. Vous me dites trouver excessif son geste. La vérité, c’est que votre frère et ses amis ont pris sur eux de prendre pour système de référence ce qu’ils considèrent comme la seule solution digne de la France : l’Algérie Française à tout prix et par tous les moyens. Mais pour la grande majorité des Français, dont je suis, l’Algérie Française était un mythe inacceptable et dangereux. C’est pour l’exorciser que cette majorité a fait appel à de Gaulle en 1958 et n’a cessé depuis de lui confirmer sa confiance et son adhésion à sa politique. Pour moi, tout cela est évident et cohérent. A aucun moment je n’ai eu le sentiment d’être trompé ou trahi !
- Père, je m’excuse, mais il y a maldonne ! N’oubliez pas que l’attentat a eu lieu après la signature des accords d’Evian, et que mon frère était bien trop lucide pour savoir que s’il tenait par-dessus tout à l’Algérie Française, c’était un peu tard. Mais Jean voulait avant tout que l’armée joue son rôle en défendant les Français, que la police cesse immédiatement d’arrêter, de tuer des Français dont le seul crime était de vouloir rester Français. Et surtout, que l’on respecte au moins les Accords concernant les supplétifs alors que je ne sais pas si vous êtes au courant de ce qui se passe, mais le F.L.N. s’en donne à cœur joie en ce moment et trucide tout Arabe nous ayant aidés depuis sept ans ; le gouvernement le sait et laisse faire.
- L’Etat policier et ses méthodes, permettez- moi de vous dire que c’est l’O.A.S. qui les rend inévitables. Le terrorisme appelle la répression qui ne peut être que policière. A moins que vous ne préfériez le lynchage par la foule ou l’instauration d’un contre-terrorisme anonyme ou irresponsable ?
- Non, mon Père, non, vous posez le problème de façon mauvaise. Jamais un militant de l’O.A.S. n’aurait été lynché à Alger, à Oran, ou dans n’importe quelle ville d’Algérie !
« Vous qui avez été résistant, vous devriez comprendre que l’O.A.S., quels que soient ses excès, n’était qu’une réaction de défense devant l’abandon des Européens par la France. N’oubliez pas que j’ai été rappelé en 1956 pour défendre ces gens-là, expliquez-moi pourquoi en 1962 l’armée tire sur ces mêmes gens ! Je vais d’ailleurs vous donner un exemple que je trouve aussi typique qu’incompréhensible : il s’agit d’un commandant qui m’écrivait en 1957... " J’ai fait afficher dans mon P.C. la lettre du Centurion romain - si Rome abandonne ses légions, ses légions marcheront sur Rome." Cet officier, ancien du 1er commando de France, a eu sa dernière citation signée du général Katz pour son courage à avoir détruit un nid de terroristes à Oran - probablement une poignée de pieds-noirs ! La France, alors qu’aucune des conditions premières de son engagement au combat n’avait changé, a changé d’ennemis, et après avoir cassé du fellagha s’est mise à casser du pied-noir.
- Il est parfaitement légitime d’avoir sur les destins de l’Algérie des idées différentes de celles du général de Gaulle et de la majorité qui le soutient.
- Mais cette majorité qui le soutient n’est pas au cœur du problème ! Elle est mal informée de ce que les Français subissent là-bas.
- De toute façon, il est inadmissible d’avoir recours à l’assassinat pour avoir raison de la majorité. Là, votre frère a complètement déraillé ! Saint Thomas le condamne.
N’ayant jamais lu saint Thomas, il m’était bien difficile de suivre ce prêtre sur ce terrain assez délicat, mais Jean, qui depuis un certain temps s’en était nourri, ne semblait pas avoir la même opinion sur les conclusions du grand saint et aurait été mieux placé que moi pour répondre.
- Mais Jean, s’il a pour de Gaulle une haine que l’on ne peut nier, a pour Dieu un amour extraordinaire !
- Je ne me refuse pas à admettre la pureté des intentions de votre frère, mais à condition de reconnaître qu’il s’est trompé et qu’il s’est étrangement abusé sur ses droits et ses devoirs, comme Chatel, Jacques Clément et Ravaillac ! Vous me dites qu’il a de la haine pour de Gaulle, mais jamais de Gaulle n’a parlé de la France de Dunkerque à Tamanrasset, c’est Soustelle qui a lancé ce slogan. Ceux qui parlent de mensonges et de trahison ont pris leurs illusions pour des réalités. Une seule fois, il a employé l’expression d’Algérie Française, dans un moment d’effervescence et s’est bien gardé de l’employer ensuite. Il a aussitôt que possible orienté l’Algérie vers l’autodétermination et nous l’avons appuyé dans cette voie.
- Vous oubliez, mon Père, que dans son discours de septembre 1959, lorsque de Gaulle a parlé de la troisième option il a dit "pour de Gaulle, il n’est pas question d’Algérie Algérienne, ce ne serait que chaos et tueries". Il a fait deux tournées de popotes, et à chaque officier a répété : « Jamais, moi vivant, le drapeau français ne sera amené en Algérie. » Il a envoyé son ministre Messmer tous les six mois le répéter dans les P.C. et surtout confirmer que jamais le gouvernement ne traiterait avec le seul F.L.N. C’est vrai, non ? Et qui donc a signé les accords sinon le seul F.L.N. ? Y avez-vous entendu parler d’autres tendances, et notamment de l’0.A.S. ou du M.N.A. ?
- Allons, mon petit, ne soyez pas excessif à votre tour, ni injuste ; on peut, et je n’y manquerai pas, plaider les circonstances atténuantes et excuser une grave erreur de jugement, mais non admettre le procédé que la théologie comme la morale ne peuvent que condamner. D’accord pour excuser l’initiative démentielle de votre frère, je me refuse à souscrire aux justifications que vous vous croyez obligé de trouver à son acte.
Je sortis de là effondré. Ce prêtre semblait de bonne foi, mais il avait 60 ans, et il était gaulliste. Un fossé le séparait de Jean et s’il avait parlé de Ravaillac au lieu de Landru, c’était tout de même plus glorieux mais aussi inquiétant quant aux conséquences probables du procès.
J’espérais de cette entrevue un peu d’apaisement et je marchais maintenant complètement vidé ! Si un prêtre gaulliste était aussi catégorique, un ministre gaulliste n’aurait pas les mêmes nuances et signerait sans aucune hésitation la peine de mort. Cela allait vraiment mal pour nous.
Hubert avait raison, la France ressemblait à une vaste Tour de Babel, les mêmes mots sortant des mêmes lèvres n’avaient pas la même résonance selon que l’on était pour de Gaulle, quoi qu’il fasse, ou contre de Gaulle s’il y avait des raisons évidentes de s’insurger ! Je prierai pour vous, m’avait dit l’aumônier ! Merci, j’en avais besoin. Mais j’aurais tellement préféré le convaincre et sortir de sa chambre sûr de l’avoir ébranlé. Alors, j’avançais dans la cohue des rues, comme un somnambule.
Il était tard quand j’arrivai chez ma sœur Elisabeth. Elle m’attendait avec impatience car elle avait une lettre pour moi. Devant ma mine défaite, elle sentit que je ne tournais pas rond.
- Tu as de mauvaises nouvelles ?
- Non, de mauvaises impressions.
- Ne sois pas trop pessimiste, nous devons continuer à lutter avec la même foi - espère, Gabriel !
- Merci, ce n’est que passager.
- Un homme est venu tout à l’heure, porter cette lettre pour toi, et m’a dit de ne la remettre qu’en mains propres ! Il a dit que c’était important et que tu sois exact. Il est déjà tard, veux-tu quand même dîner ?
- Si tu as encore du Perrier, prépare-moi un whisky, donne-moi cette lettre, je n’ai pas faim.
Rue Machin, étage n° 6, porte de gauche, 22 heures. C’était tout ce que contenait l’enveloppe. Mais je savais que les contacts pris la dernière fois avaient enfin abouti et que ce soir, j’allais connaître certains détails qui me tenaient à cœur. Grâce à de multiples précautions, j’allais pouvoir m’entretenir avec l’un des membres du C.N.R. recherché par toutes les polices de France. Cela, parce que la solidarité créée par des moments passés en Algérie avait joué et aussi parce que j’étais le frère de Bastien-Thiry. Je brûlai immédiatement le papier. Il me restait une heure pour m’y rendre, ce qui n’était pas trop si je voulais aller à ce rendez-vous avec un minimum de prudence.
J’arrivai dans l’immeuble avec la certitude de n’avoir pas été surveillé mais aussi avec le fatalisme que s’il devait y avoir un pépin, on ne pourrait pas retenir grand-chose contre moi.
C’est un homme très jeune qui m’a ouvert ; il m’a fait entrer dans un bureau assez laid, genre P.C. de campagne amélioré. Derrière une table, un homme assez mûr, l’air banal et passe-partout.
- Je le reconnais, a dit le premier, c’est bien lui !
- Pierre vous a suivi hier, dans l’après-midi. Nous ne voulions pas commettre de bévue. Vous êtes ici parce que Dominique nous a affirmé que l’on pouvait compter sur vous et surtout parce que le colonel Bastien-Thiry est votre frère. Pourquoi désiriez-vous nous rencontrer alors que vous devinez le danger d’une telle entrevue pour moi ? Je suis officier, recherché par tout le monde depuis des mois et n’ai pour toute sécurité que le nombre de caches mises à ma disposition chaque nuit !
- Mon frère n’a pour toute sécurité qu’une cellule à la Santé et croyez-moi, cette protection m’apparaît de jour en jour plus fragile. Je ne suis pas venu pour connaître vos moyens d’existence. Jean vous a obéi, il avait choisi et c’est son droit. Mais notre devoir à tous, à vous comme à moi, est de tout faire pour essayer de l’en sortir. Est-ce possible ?
- Que voulez-vous dire ?
- Simplement ceci. Jean est en prison. S’il y a procès, il sera condamné à mort. D’après ce que j’ai lu de l’attitude du général de Gaulle lors de certains procès politiques, d’après les réactions que notre nom inspire à l’Elysée, j’ai tout lieu de craindre que de Gaulle ne fasse exécuter mon frère. C’est pourquoi, je vous demande, y a-t-il derrière Jean une organisation sérieuse ? Entre maintenant et le moment du procès, existe-t-il une éventualité pour que de Gaulle ne soit plus Président de la République ?
- Je vois ce que vous voulez dire. Sincèrement, mon vieux, je suis obligé de vous répondre que le C.N.R. est foutu en tant que mouvement cohérent depuis le 22 août.
- Mais enfin, Jean n’était pas tout le C.N.R. !
- Non, mais l’attentat ayant échoué, vous n’imaginez pas à quel point la vie est devenue infernale, intenable pour nous. Toutes les polices régulières comme parallèles nous traquent jour et nuit, aidées de tous leurs mouchards et indicateurs, croyez-moi, cela fait du monde. Essayez de comprendre à quel point l’action de votre frère était indispensable dans notre plan et sa présence indispensable après l’attentat qui commandait la réussite ou l’échec de notre cause. Depuis le 22 août tout ce que nous avions organisé a volé en éclats, et si demain des isolés commettaient un nouvel attentat contre de Gaulle, il n’aurait absolument plus la même portée parce que nous ne pouvons plus agir et que l’équipe gaulliste a pris ses précautions pour réagir en pareille éventualité.
- Et avant le 22 août ?
- Notre grand but, en neutralisant de Gaulle, consistait surtout à permettre à l’armée de jouer le rôle premier, unique de sa raison d’être : protéger les nationaux en danger mortel en Algérie.
« De Gaulle avait interdit, sous peine des sanctions les plus graves, aux troupes françaises d’intervenir même lorsque la vie, les biens ou la liberté des Européens étaient directement menacés. Et je ne parle pas de nos malheureux harkis ! Cet ordre est unique dans l’histoire de France. Il y a mieux. Des Gardes Mobiles, des C.R.S. ont tiré dans les rues avec ordre de tuer tout ce qui bougeait. Des policiers en civil ont transformé certaines casernes en lieux de tortures et d’interrogatoires atroces.
« Je ne vais pas vous faire un cours rétrospectif sur cette dernière année là-bas, préludant à des atrocités présentes plus nombreuses encore. Mais jamais de Gaulle et son équipe n’expieront les souffrances qu’ils ont sciemment fait endurer à ce peuple.
« Sachez que c’est en novembre 1961 que le gouvernement français a changé d’ennemis. Vous avez probablement entendu parler du Comité de Soutien au général de Gaulle. Ce ramassis de dévoyés, au cours de l’hiver 1961, aidé de policiers et de volontaires gaullistes venus de Paris les encadrer, a pris contact avec le F.L.N. avec la bénédiction tacite du gouvernement. Et de concert avec les représentants locaux du F.L.N. s’est mis à combattre l’O.A.S. ! Quelle différence existe-t-il entre ces gens-là et les miliciens qui combattaient la Résistance avec la Gestapo, pouvez-vous me le dire ?
« Toutes ces manigances et les renseignements qui affluaient à Paris sur les projets de l’Elysée avaient fait naître le putsch. Malheureusement, cette intervention généreuse des généraux a fait plus de mal que de bien. Lorsque nous avons appris comment Zeller s’était embarqué presque malgré lui dans l’avion, que Challes n’avait en quittant la France que de très vagues plans et surtout se refusait à faire intervenir la foule algérienne, que Salan arrivait d’Espagne uniquement parce qu’il estimait que son devoir s’inscrivait auprès des trois autres, nous avons été effondrés.
« Le résultat ne s’est pas fait attendre. De Gaulle et sa presse ont eu beau jeu de mettre sur le dos de certains officiers et de l’O.A.S. tous les péchés de la Création et de se débarrasser par tous les moyens des soucis que représentait l’Algérie.
« Mais le vrai problème, le vrai devoir de la France : protéger nos frères en danger, ce devoir intrinsèque, impératif, n’avait pas changé du fait des barricades ou du putsch. Un grand chef l’aurait compris alors que le gouvernement se mit à l’unisson avec le F.L.N. pour les atteindre plus vite et c’est là que réside l’attitude étonnante du général, car il profita pour atteindre son but de la lassitude d’une Métropole qui ne comprenait plus rien et que l’on informait uniquement dans le sens qu’on voulait lui voir prendre.
- A quelques détails près, je connais ces événements. Je ne suis pas venu vous demander un plaidoyer gagné d’avance mais savoir pourquoi le C.N.R. avait confié à Jean cette mission du Petit-Clamart et pourquoi pas à un officier de troupe.
- Je vous donnerai tout à l’heure des précisions sur tout cela mais j’essaie avant de vous situer l’ambiance dans laquelle nous avons décidé d’intervenir.
« Votre frère s’est mis à notre disposition de façon active, assez tard mais dès ce moment totalement. Sa révolte n’était pas née uniquement de l’affaire algérienne mais dès 1960 d’un fait qu’il jugea très grave et qui déchaîna son indignation.
« Il s’agit de l’histoire des Mystères IV*. Comme vous l’avez peut-être appris, c’est à cette date que le gouvernement fit voter par la Chambre, la mise en chantier de quelques dizaines de ces avions capables d’emporter la bombe atomique. En fait, ce vote représentait la plus belle victoire commerciale de Marcel Dassaut, car la majorité des ingénieurs de l’Air condamnaient la fabrication de cette série d’avions qui allaient coûter une fortune et sortiraient périmés et inutilisables en temps de guerre pour une foule de raisons que je n’ai pas le temps de vous commenter. Par contre les ingénieurs proposaient la mise en étude et la création d’un vecteur qui permettrait à la France la réalisation d’une arme efficace et qui ne serait pas interceptée par le premier rideau de défense ennemi.
« Et l’immense indignation du colonel réside, au départ, dans ce fait étrange qu’une firme privée ait eu autant de poids contre l’avis de spécialistes de la question!
*N.P. Ici l'auteur se trompe, il s'agit bien évidemment de Mirages et non de Mystères IV
« Jusqu’à présent, de Gaulle a eu la baraka. Les barricades ont avorté parce que l’armée n’a pas basculé du côté de la foule, le putsch a raté parce que l’armée, enfin convaincue de ce qui se tramait, n’a pas voulu se servir de la foule. Le C.N.R., au courant de toute l’évolution officielle et officieuse de l’Elysée, a donc tenté de jouer une dernière carte et d’atteindre la personne qui était à l’origine du calvaire algérien. C’est à ce moment que votre frère intervient.
« Vous m’avez dit, tout à l’heure : pourquoi ne pas avoir employé un officier de troupe pour cette mission? J’ai l’impression que vous ne vous rendez absolument pas compte de ce que représentaient l’étude, la préparation et la coordination d’une telle opération.
« Lorsque le C.N.R. a mis à l’étude ce coup de main, il a mesuré très vite non seulement les innombrables difficultés mais surtout la nécessité d’un homme exceptionnel pour mener à bien cette affaire suivant la forme que nous voulions lui donner.
« Il est certain qu’un homme seul, armé d’une carabine et tirant de loin ou un homme désarmant à bout portant son pistolet, aurait eu autant de chances d’aboutir à supprimer de Gaulle.
« Il y a même le côté folklorique de cette affaire. Nous avions trouvé une petite vieille de 72 ans qui était prête à se charger de cette besogne. Mais tout comme le C.N.R. de 1944 déjà présidé par Bidault, nous nous considérions en guerre et devions neutraliser le général par une action de guerre qui laisse aux exécutants un minimum de chances et à de Gaulle ce même minimum d’être arrêté plutôt que tué.
« Vous le savez peut-être, lorsqu’un homme agit seul, il n’a pratiquement aucune chance de s’en tirer vivant, c’est sans précédent dans l’histoire. Il a de plus toutes les chances de mourir de façon atroce, lynché par la foule ou abattu par les policiers. Alors qu’un commando organisé, bien que multipliant les risques à cause du nombre des participants, nous apparaissait donner une chance minime, mais une chance tout de même à chaque membre. Et je vous affirme que le colonel avait l’ordre, s’il en voyait la possibilité, d’embarquer le général. Cette possibilité était aussi mince que la chance des hommes du commando de s’en sortir vivants, mais elle existait. Et d’ailleurs, nous avons donné des ordres à votre frère pour que dans son procès, il fasse ressortir ce côté de la situation, telle que nous l’avons envisagée.
- Et vous ne pensez pas lui nuire ? Il aura l’air de se rétracter, aux yeux de l’opinion ce sera pire et pour le gouvernement, enlever de Gaulle ou le tuer, revient au même !
- Le colonel nous obéira et fera obéir tous ses hommes. Et je ne suis pas de votre avis en ce qui concerne l’opinion. Elle verra que nous n’étions pas des fanatiques de la mort à tout prix du général mais qu’au contraire, nous ne demandions pas mieux que de le faire traduire devant un tribunal de gens responsables et dont l’autorité et l’honnêteté ne pouvaient être discutées.
- Je crains que vous ne vous fassiez de lourdes illusions et c’est surtout compter sans la presse qui déformera à plaisir cette version de l’attentat et essaiera de ridiculiser Jean.
- Mais enfin, bon Dieu, vous n’allez tout de même pas me soutenir que l’action du général n’était pas susceptible d’être sanctionnée par un tribunal !
- Ce que je pense, ce que vous pensez, n’a plus aucune importance et je vous dis que même si telles étaient vos intentions et celles de mon frère, cette thèse, traduite par les journaux, fera dire au pays que c’est un système de défense et que Jean se dégonfle. D’ailleurs, si vous étiez un de ses chefs, pourriez-vous m’expliquer pourquoi vous ne lui avez pas donné l’ordre dès l’arrestation de Magade de fuir à l’étranger ?
- Mon vieux, ne vous emballez pas. J’aborderai tout à l’heure cette question. Je vous disais donc qu’il nous fallait un homme hors-série pour arrêter ou abattre de Gaulle dans une action de guerre telle qu’elle se définissait par rapport à notre position.
« Nous avons cherché vainement parmi des officiers chevronnés, mais s’ils se sentaient à l’aise en campagne, ils ne faisaient plus l’affaire dans une ville comme Paris.
« Les commandos Deltas n’étaient pas encore rentrés d’Algérie, de toute façon ils auraient été inutilisables dans ce genre d’opération et par ailleurs nous étions persuadés qu’à cette date, ils commençaient à être noyautés par la police.
« Et c’est ainsi que nous avons pensé à votre frère. Il n’avait aucune expérience de la guérilla, c’est vrai. Mais là s’arrêtait son handicap pour réussir. Il présentait toutes les qualités impossibles à réunir chez tout autre.
« Et la façon dont il a mené cette affaire, même si en dernier ressort, elle a échoué, nous a donné, à nous vieux officiers de carrière, une belle leçon d’humilité.
« L’énergie et la ténacité du colonel n’ont aucune limite mais lorsqu’il met ces deux qualités au service d’un but qui lui tient à cœur, c’est ahurissant. Jamais fatigué, jamais découragé, il a surmonté une à une toutes les difficultés plus énormes chaque jour.
« Par moments, nous doutions mais lui s’était engagé et avec la détermination de l’homme sûr de sa cause, semaine après semaine, ajoutait un élément à l’édification de notre projet. Le jour, il travaillait au ministère ; la nuit, le samedi, le dimanche, pour nous. Quand nous n’avions plus assez d’argent, il payait de sa poche, sans broncher. Je crois que c’est Saint-Exupéry qui disait, tant qu’un homme n’a pas tout donné, il n’a rien donné. Eh bien, votre frère est ainsi.
« Peu à peu, ce qui paraissait impossible prenait des allures normales sous son autorité de fer. Les premiers hommes furent recrutés, d’autres se joignirent à eux suivant un éventail que nous avions longuement déterminé car nous voulions des hommes représentant toutes les tendances sociales du pays. L’adjoint de votre frère avait une longue expérience du combat rapproché et du feu. Il palliait en cela la carence du colonel.
- Croyez-vous que dans ce choix des hommes, vous n’avez pas manqué, pour certains, du réalisme le plus élémentaire ?
- Il est certain que Magade et d’autres comme Constantin ou Ducasse n’auraient jamais dû être mêlés de près ou de loin à cette affaire. Mais la perfection n’existe pas et le pourcentage des hommes valables restait satisfaisant. La condition essentielle, primordiale résidait, pour les accepter, à être sûr qu’aucun d’eux n’était noyauté et dans ce sens notre recrutement fut une réussite. Car jusqu’au 22 août, pas un policier, pas un officier de la Sécurité militaire, pas un barbouze ne se douta qu’un commando de quatorze hommes sillonnait la capitale et sa banlieue et traversait les multiples barrages, comme en se jouant !
« Ce n’est d’ailleurs qu’après sept tentatives que votre frère donna le feu vert et tenir La Tocnaye et ses hommes jusqu’à cet ultime moment, il faut le faire. Si vous avez déjà monté des embuscades, vous devez savoir que ce n’est pas commode pour le chef d’annuler au dernier moment pour des raisons que vos hommes ne comprennent pas toujours. Vous savez le découragement et aussi le soulagement qui s’opèrent chez les exécutants. Le colonel l’a fait et a été bien près de réussir. Et dites-vous que lorsqu’il s’agit d’un attentat de ce genre, ces sentiments sont décuplés mais toujours votre frère ordonnait, apaisait, soumettait.
- En effet, j’ai commandé des embuscades et connais les sentiments que vous décrivez, mais je sais aussi et n’importe quel caporal parachutiste sait aussi que dans une embuscade, si l’action doit être brutale et très rapide, les responsables doivent donner des instructions précises et impératives pour que dès le décrochage opéré, chaque homme connaisse un premier lieu de ralliement proche et s’il ne peut y parvenir, un second à très longue distance du premier. Qui était responsable de cette seconde phase, mon Frère ?
- Non, il avait été prévu une organisation de recueil pour tous ceux qui n’avaient pas de raisons sociales valables alors qu’il était prévu que votre frère, l’attentat réussi ou manqué, rentrât chez lui.
- Vous n’avez pas à être fier de cette organisation. Il est criminel d’avoir laissé en France et en liberté des gens sans argent, sans situation et dont certains, une fois lâchés dans la Nature, devenaient la proie de leur peur, de leur vantardise ou tout simplement des événements.
- Exact ! Et nous n’avons pas à pavoiser, car il est certain que si le colonel est à la Santé, c’est parce que ce côté de l’opération a complètement foiré.
- Comment n’avez-vous pas pensé que treize hommes dans la France du mois d’août 1962, cela faisait vraiment beaucoup de risques pour tout le commando ? Vous aviez le devoir de leur faire franchir les frontières dans les six heures et des frontières le plus lointaines possible.
- Vous êtes dur pour nous mais objectif ! Nous avons cependant certaines circonstances atténuantes. Une organisation avait été prévue, je vous l’ai dit. Mais elle avait été prévue au mois de juillet lors des premières tentatives. L’activité de la police, obligeant ces gens à changer sans cesse de domicile pour certains, à filer dare-dare à l’étranger pour d’autres, a fait que ce recueil n’existait plus le 22. Les uns ont donc trouvé des abris de fortune, les autres ont pu traverser les douanes par leurs propres moyens et c’est ainsi que le pauvre Magade s’est fait bêtement piquer dans un contrôle. Je comprends votre sévérité et je l’excuse, sentant à quel point le sort du colonel vous angoisse. Mais ne jugez pas avec excès des hommes qui pendant des semaines ont vécu sous pression et dans l’excitation d’un combat terriblement spécial, qui n’étaient pas des surhommes mais des hommes qui ont donné tout ce qu’ils pouvaient pour leur idéal, alors que vous vous contentiez probablement, à cette époque, de commenter de votre fauteuil les événements algériens !
Après cette attaque directe et méritée, ne voulant pas entrer dans une polémique absurde, je posai une dernière question :
- Pourquoi, n’avez-vous pas ordonné à Jean de quitter la France dès l’arrestation de Magade ?
- Il a reçu deux fois cet ordre et a refusé pour une raison qui va parfaitement dans sa vision de sa mission.
« II ne voulait pas abandonner ses hommes d’abord. Et surtout il voulait être présent parmi eux lorsque le procès s’ouvrirait.
« Beaucoup ont parlé de fatalisme à son égard, c’est faux ! Il s’est laissé arrêter parce que son futur procès va lui servir, dans sa générosité folle, à informer l’opinion, à lui révéler les agissements de son guide.
« Il sait ce qu’il risque mais se servira de son procès comme du seul prétoire, de la tribune unique d’où il puisse se faire entendre de la Nation tout entière. Il a raté l’attentat, il ne ratera pas son réquisitoire ! Votre frère est un grand, un très grand bonhomme, un des types les mieux qu’il m’ait été donné de rencontrer. Nous ne pouvons plus grand-chose pour lui. Mais l’armée comme les pied-noir ne devront jamais oublier que si un homme a tout essayé, tout sacrifié pour eux, c’est bien le colonel Bastien-Thiry. Aucun d’eux n’a le droit de méconnaître ce nom.
« Personnellement, je vais quitter la France pour quelques semaines mais reviendrai dès l’ouverture de son procès. Si je peux lui fournir la moindre aide, soyez certain que je tenterai l’impossible, ne comptez pas sur un miracle ! »
Il était tard, je pris congé. Quelle journée étrange ! J’avais vu le prêtre gaulliste, il m’offrait ses prières. J’avais vu le vieil officier amer, il m’offrait son admiration de Jean ! J’avais vu Jean et je savais maintenant qu’il était très seul !
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 14:09
CHAPITRE VI
Après ce bref séjour parisien, aux impressions contradictoires, je retournais, sans transition, vers la chaleur du foyer et me sentais coupable de me réfugier dans l’harmonie d’une vie chaude et sans histoire. J’écoutais, sans jamais me lasser, les cris affectueux, les disputes joyeuses des enfants, la voix de leur mère, juste avant qu’ils ne s’endorment dans un dernier éclat de rire. Mais, le sentiment d’un désastre proche ne se dissipait jamais, et pour occuper mes nuits qui n’en finissaient pas, je dévorais toutes les études, tous les livres qui traitaient ou commentaient les événements d’Algérie et de la politique menée au cours de ces dernières années !
Que la province est loin de Paris ! En découvrant des pages entières qui éclairaient d’un feu tout neuf des hasards que j’avais cru aveugles et qui n’étaient pourtant que l’aboutissement de manœuvres parfois brouillonnes mais toujours orientées dans un même sens précis, j’avais l’impression que nous avions tous été « roulés ».
L’aumônier m’avait dit « l’Algérie Française était un mythe inacceptable et dangereux ». Mais alors, pourquoi cette myriade de noms connus ou anonymes, pourquoi ce festival d’avances, de pressions, par des gens qui n’ont lutté pendant toute l’année 1957 que pour remettre au pouvoir le seul homme qu’ils jugeaient capable de garder l’Algérie à la France ? Pourquoi avions-nous voté en 1958 ? Et devant mes yeux enfin engourdis de sommeil, tous ces purs, ou ces moins purs du gaullisme ne pouvaient, à cette époque, être soupçonnés d’abandon.
Le premier de tous, celui qui avait été il y a bien longtemps le dauphin, qui s’était senti capable, probablement à raison, de grandes choses pour les Algériens, pourvu que son patron revienne, qui pendant des mois avait comploté pour son retour, celui-là se cachait maintenant misérablement de villes en villes étrangères. Il n’avait pu que gémir son désenchantement dans Espérances trahies !
Et tous, tous les autres qui en cette année 1957 avaient repris le chemin de Colombey et offraient tous leurs efforts pour détruire une République et la remplacer par leur Chef, seul capable à leurs yeux, de rendre sécurité aux Algériens ! Chaban-Delmas, ministre de la Guerre sous la IVe, ne se cachait pas de ses intentions de tout faire pour abattre cette République qu’il se devait alors de servir.
Par son intermédiaire, Delbecque payé par les fonds de la rue Saint-Dominique tirait quasi officiellement dans le dos pourtant large de Lacoste ! Et Debré, qui voulait tellement que l’Algérie demeure en notre giron, avait su prouver que si l’on avait formellement prononcé son nom dans l’affaire du bazooka, il était impossible de le condamner. Ses écrits, cependant, auraient, sous son propre ministère, fait condamner l’auteur du Courrier de la Colère pour incitation au meurtre !
Et tous ces noms : Sanguinetti, Dauer, Neuwirth, Frey, que j’avais cru tout neufs, ils avaient été usés par des chapitres entiers consacrés à l’action gaulliste.
Et des militaires de bonne volonté, et des commis voyageurs du non-renoncement, de la révolte contre l’abandon, comme s’il en pleuvait, et qui, aujourd’hui, s’efforçaient de mater l’0.A.S. avec la même vigueur qu’ils avaient maté le F.L.N. avant le grand virage.
Alors des bouffées de colère m’étreignaient, je cessais d’être objectif pour n’être plus que cogitation à vif. Je schématisais : de Gaulle sous ce fatras de littérature et d’action folklorique, derrière ce grenouillage inespéré, m’apparaissait sous les traits d’une grande coquette ahurie d’avoir rencontré en 1946 une poignée de misogynes sur ses pas et qui n’avaient pas voulu comprendre ce beau geste, très féminin, d’une sortie fracassante qui sous-entend : « Surtout, rappelez-moi ! »
Je pensais à ce grouilli-grouilla de noms rendus célèbres par l’année 1958, cette cohorte d’apprentis sorciers, qui l’année précédente s’unissaient dans le même but, tous sûrs que le magnétisme du Patron rendrait vie à la Nation et sécurité à l’Algérie. Tous cocus, mais pas tous de la même façon !
Les plus gênants, ceux qui ne pouvaient plus servir, avaient été punis par quelque lointain exil ou oubliés dans de profonds cachots. Les indispensables avaient été priés de changer de slogans et de mettre autant de talent à réduire Alger qu’ils en avaient mis à la soulever. Debré et toute son équipe avaient remisé définitivement les éclats faciles d’une générosité vengeresse et jouaient maintenant les ministres réalistes et besogneux !
Quant aux plus populaires, aux plus sincères, aux vrais cocus inoffensifs, ils avaient le droit de se défouler dans les églises et devant les tombes. On leur permettait même de vrais moments d’émotion, juste ce qu’il fallait pour laisser sécher les larmes du souvenir et de la fidélité.
Mais, tous se ressemblaient par la crainte identique qu’ils nourrissaient à l’égard de cette « coquette » ! Ils lui avaient offert l’Algérie comme premier amant, elle qui devant Moulay-Hassan n’en voulait pas, et devant Lacoste disait chérir le Sahara et Alger. Et la coquette avait séduit Alger avec la frénésie, la vitalité de douze ans de continence pour rejeter cet amant affamé avec plus de mépris et de rancune.
Par moments, je devenais impitoyable pour tant d’hommes qui avaient sacrifié tant de choses à leur conscience et je ne voyais plus que Jean, si solitaire, mais si juste. Il n’avait jamais combattu et n’avait pu aiguiser sa connaissance des hommes par les longs contacts des campagnes. Son jugement se basait sur des faits, non sur l’impression que dégage l’homme. Il étudiait leur mesure dans le présent et leur portée dans le temps. Il était un homme d’analyse rigoureuse, non un officier qu’une audience peut séduire ou tout au moins leurrer. Il m’apparaissait comme un Templier !
Et les jours passaient. Noël nous réunit à Lunéville dans la pesante atmosphère d’une famille en plein drame et qui ne s’y habitue pas. La télévision et la T.S.F. restaient éteintes pour qu’aucun des enfants n’ait à se poser des problèmes qu’il serait passablement difficile de leur expliquer lorsqu’ils auraient l’« âge de raison ». Chacun ne pensait qu’à Jean et personne ne l’évoquait de peur de provoquer des sanglots trop longtemps retenus. Noël de guerre, pire que celui de 1940 où chaque membre de la famille mettait dans le colis de mon père absent l’objet auquel il tenait le plus. Noël des prisonniers en Allemagne, rien n’est comparable à un Noël d’une famille qui ne pense qu’à la prison de la Santé ! Même les voix des enfants chantant au pied de l’arbre illuminé semblaient discordantes dans cette ambiance faussée.
Ce fut le 19 janvier que je reçus une très courte missive de Jean.
« Je te remercie de ta lettre et de toutes les démarches que tu as faites avec tant d’affection. Le courage ne manque pas pour traverser au mieux cette passe difficile et c’est à ma chère épouse que je pense en ces circonstances.
« On vient de nous citer devant le Tribunal de Justice, le 28, dans dix jours. Cette Cour est illégale et tout cela risque de n’être qu’une parodie de justice.
« Aussi, nous refusons de nous présenter de plein gré devant cette Cour le jour dit, et nous demandons à comparaître devant une juridiction régulière, c’est-à-dire la Cour d’Assises de la Seine.
« On verra bien, mais il faut quand même alerter les témoins. A part cela, rien de spécial ici malgré le froid et un actif travail de préparation. J’espère voir Elisabeth cet après-midi et j’ai pu embrasser toute la petite famille avant-hier dans le bureau du juge d’instruction vraiment très gentil.
« Je t’embrasse affectueusement ainsi que Mireille et les enfants. »
Le gong avait sonné. Ainsi s’achevait la période d’attente. Des semaines intenses s’annonçaient et notre instinct redoutait l’échéance.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE I
Le 20 janvier, j’allai à Nancy chez ma sœur Françoise, licenciée en droit, secrétaire d’un tribunal de Nancy. Je désirais obtenir de ses connaissances juridiques des précisions sur ce Tribunal qui allait juger les conjurés du Petit-Clamart.
De nous tous, Françoise était la plus atteinte par l’arrestation de Jean. Elle souffrait depuis quatre mois comme une damnée. Il est certain, qu’aucun des frères et sœurs n’avait plus d’affinités sensibles, plus de contacts intellectuels, en un mot plus d’atomes crochus que Françoise et Jean. Il était à ses yeux, le frère aîné qui s’inquiète, qui écoute, attentif à ses problèmes comme à ses joies. Elle avait passé ses dernières vacances avec lui et sa famille en Suisse, et ne se pardonnait pas de n’avoir rien soupçonné de la tension intérieure, du drame de conscience qui habitaient ce frère chéri.
Avec toute la passion de la femme blessée dans les sources vives de sa vie affective, elle me parlait des principes élémentaires et essentiels du droit français et m’expliquait comment ils régissaient le pays, et comment la Ve République avait balayé ce rempart établi pour défendre l’impartialité et la liberté des juges.
Je compris que la grande ligne directrice du droit français consistait à tout faire pour que jamais la justice n’ait à supporter la terrible pression de l’exécutif. Alors qu’en 1962, c’est le gouvernement qui nommait les magistrats et les juges des tribunaux d’exception. Mieux, lorsque le tribunal ainsi nommé n’avait pas émis le verdict attendu par le pouvoir, ce pouvoir, d’un trait de plume, ordonnait la dissolution et le remplaçait par un nouveau que l’on espérait plus discipliné et plus docile.
C’est ainsi que le Haut Tribunal militaire avait été créé, puis dissous pour n’avoir pas condamné à mort le général Salan. Il fut remplacé par la Cour de Justice militaire dont les membres, choisis soigneusement, condamnèrent à mort Degueldre qui n’était pourtant qu’un subordonné de Salan à qui l’on avait trouvé des circonstances atténuantes ! Heureusement, le Conseil d’Etat déclara illégale cette juridiction qui avait déjà envoyé Degueldre au peloton d’exécution. Malheureusement, le gouvernement qui jouissait de la Chambre Introuvable, passa outre à l’arrêté du Conseil d’Etat, et fit voter par les députés la loi du 15 janvier 1963 qui redonnait une existence légale à la Cour de Justice militaire, et la faisait survivre jusqu’au 25 février.
Et le 16 janvier 1963, un décret stipula que tout le Commando serait traduit devant ses juges au Fort-Neuf de Vincennes.
- Rends-toi compte, Gabriel, le Conseil d’État désavoua cette juridiction « eu égard à l’importance et à la gravité des ATTEINTES que l’ordonnance qui l’avait créée apportait aux PRINCIPES GENERAUX du droit pénal ». Et voilà devant qui va passer Jean, et le plus grave, le plus inadmissible, réside surtout dans le fait que ce tribunal juge en dernier ressort, c’est-à-dire sans appel possible ! Après le verdict, il est impossible d’introduire un pourvoi en Cassation, alors que le pire criminel a droit à ce privilège.
- Mais les avocats ne peuvent rien faire ?
- Si. Déposer des conclusions qui seront d’ailleurs toutes rejetées les unes après les autres. Ne nous faisons aucune illusion sur cet aspect du procès, notre seule chance reste que le procès ne soit pas fini le 25 février et que le tribunal soit dissous avant le verdict.
- Que se passerait-il alors ?
- Ou bien la Cour d’Assises de la Seine, ou bien devant une nouvelle Juridiction d’Exception créée aussi le 15 janvier et qui s’appelle la Cour de Sûreté. Elle est probablement aussi dure que celle de Vincennes, mais devant elle, il y a possibilité de Cassation.
- Alors, il faut tenir jusqu’au 25 février !
Dès le 28 janvier 1963, le pays tout entier s’aperçut que les 19 avocats, qui s’étaient juré de défendre jusqu’à la limite de l’humain les 9 inculpés présents, feraient l’impossible pour que le procès ne puisse être clos le 25 février.
Personnellement, je n’étais pas à Paris à cette date. Hubert avait pu obtenir une permission de six jours et m’avait demandé de réserver mon temps pour venir le remplacer auprès de Geneviève dès qu’il aurait rejoint son sous-marin.
J’assistais de loin aux premiers efforts de retardement que le commando et ses défenseurs s’unissaient à inventer pour que, jour après jour, le temps grignoté libère les accusés de leurs juges absolus.
Les inculpés refusèrent de se présenter à la première audience de la Cour. Le colonel Floch, adjoint au ministère public, vint parlementer dans les cellules pour éviter que les C.R.S. n’amènent en pyjama toute l’équipe, décidée à ne pas mettre d’autre tenue !
Les avocats prirent le relais le lendemain et se lancèrent dans de telles discussions juridiques que l’affaire en elle-même restait bloquée. Les arguties de droit, d’habitude si ennuyeuses, nous apparaissaient miraculeuses et ces hommes qui maniaient le Code en professionnels avaient à nos yeux des visages de magiciens.
Ils s’étaient, en sus, assuré une marge de sécurité en faisant citer plus de cent témoins à décharge recrutés parmi les victimes des accords d’Évian, les militaires trompés, des intellectuels honnêtes, quelques personnalités connues et enfin tous les amis des inculpés venus apporter une caution morale à chacun.
Le 31 janvier, le procès débuta vraiment avec l’interrogatoire du plus jeune de tous, Bertin, et je préparai ma valise pour être à Paris le lendemain.
Hubert m’attendait sur le quai de la gare. Il avait maigri et s’efforçait de me cacher son pessimisme. Il me donna une carte d’entrée pour le Fort-Neuf de Vincennes et m’apprit qu’il repartait dans la nuit pour Lorient. Nous irions ensemble, cet après-midi, assister à la cinquième journée du procès et au début de l’interrogatoire de Jean.
Lorsque nous sommes arrivés aux alentours du Fort-Neuf de Vincennes, l’ombre portée et mille fois répétée de Frey, nous encadra de toutes parts. La place était truffée de policiers : en uniforme, en civil, marchant deux par deux, assis à l’intérieur de fourgons noirs, faisant des rondes ou tapant la semelle. De pleines casernes avaient rendez-vous contre les murs de l’enceinte.
Nous avons descendu la petite rampe qui mène à la porte du Fort et au premier contrôle. Une compagnie de Gardes Mobiles, mitraillettes à la main, chargeur engagé, formait l’ultime barrage avant la Cour. Hubert m’a entraîné à gauche vers un énorme bâtiment. Devant le bâtiment, un car vieillot et grillagé : le taxi du commando ! Nous sommes passés devant et quelques mètres plus loin, une porte encadrée de deux gardes mobiles et d’un officier, dernier contrôle avant de pénétrer dans la salle d’audience.
Cette salle avait été conçue à l’usage des militaires et servait, d’ordinaire, à la projection de films techniques ou à l’étude tactique sur caissons de sable. On l’avait aménagée pour la circonstance en tribunal militaire.
Lorsque j’y pénétrai, elle m’apparut immense, nue, pratiquement monacale ! Elle s’éclairait uniquement par des ampoules électriques et l’on avait une impression lugubre d’étouffement.
Loin devant moi, l’estrade des juges, aussi loin, à ma droite, les deux rangées superposées de boxes pour les accusés ; leur faisant face le pupitre de Gerthoffer et sous lui, une table pour le greffier. Au milieu du fer à cheval que formait cette disposition, en plein no man’s land, les petits bureaux des avocats.
Une barrière séparait les acteurs de ce drame de la dizaine de rangées de chaises réservées aux journalistes, aux familles, aux rares curieux admis par Gerthoffer, et enfin aux policiers en civil.
Nous étions en avance et seules les rangées des journalistes se remplissaient peu à peu. Ils étaient environ une trentaine. Je pouvais enfin attribuer un visage à tant de plumes si inégales en talent. Ils étaient là parce que c’était leur métier, et je savais que la majorité n’avait aucune sympathie pour Jean... ils ne s’étaient pas fait faute de le dire dans leurs articles !
Ils savaient tous l’importance que leur conférait le privilège d’être lu ou entendu, et dans leur façon de se comporter, ils le faisaient sentir.
Conscients d’annexer jour après jour, peu à peu, l’immense influence qu’avait eu le clergé dans ce pays, certains jouaient les maîtres, d’autres les prophètes, et tranchaient les sujets les plus divers, parfois les plus inconnus d’eux, avec l’assurance de gens brillants autant que superficiels.
Si les prêtres n’ont pu résister à une telle concurrence, c’est peut-être regrettable pour eux, mais c’est surtout désastreux pour la France. Car nul ne peut nier que dans les journaux il y a une part de vérité et une part de mensonge, et que notre défiance est insuffisante à nous préserver de l’erreur. Dans le cas de l’Algérie, cette conception n’a rien de risible car la hiérarchie civile s’était servie de cette presse et avait habitué le pays à admettre le mensonge comme moyen d’opportunité le plus puissant.
Tous ces journalistes qui se tapaient sur l’épaule, qui riaient entre eux, juste devant moi, étaient les instruments volontaires et conscients de cette civilisation de haut-parleurs, de magnétophones, de papier journal, qui nous avait faussé la conscience, déchiré le cœur, rendus indifférents à tous les reniements. Ils s’étonnaient maintenant que certains d’entre nous s’insurgent d’une pareille tutelle. Que de talent avaient-ils déployé pour essayer de forger notre âme dans le mensonge ou les vérités partielles !
Parmi eux, l’éditorialiste du journal lorrain le plus vendu. Il signait Jo Dirand. Aucun n’avait été aussi loin dans la méchanceté gratuite et dans la mauvaise foi à l’égard de Jean. Son style et sa façon douteuse d’analyser tant les hommes que les événements le conduisaient plus sûrement vers les rubriques sportives dont il venait d’ailleurs. Il paraît qu’un journal vend avant tout du papier, et que le sien se vendait bien, alors...
On entendit un bruit de timbre électrique. Tout le monde se tut. Un second tintement et tout le monde se leva :
« La Cour de Justice militaire. »
Graves et impénétrables, les cinq juges entrèrent dans l’ordre hiérarchique cher aux militaires, les cinq suppléants suivaient. Tous sanglés dans leur uniforme de parade, décorations pendantes.
Le président Gardet était d’une taille minuscule ; lorsqu’il donna l’ordre de s’asseoir j’entendis pour la première fois une petite voix haut perchée ! Ancien F.F.L., il jouissait déjà de sa mise aux cadres de première réserve, lorsque sa fidélité au gaullisme lui avait dicté de reprendre du service et d’accepter de siéger à cette tribune. Je savais, entre autres détails, qu’il était venu soigner cet été son foie malade dans une station vosgienne, sous la protection d’un hélicoptère bondé de gardes du corps.
A sa gauche, Reboul. Il n’était pas propriétaire de son grade de colonel et ce détail avait permis à la défense de gagner une matinée. Il avait été nommé à ce poste en qualité de conseiller juridique. Certains lui faisaient la réputation de condamner plutôt que de juger.
A l’extrémité gauche venait de s’asseoir l’adjudant-chef La Treille dont je ne savais pratiquement rien. Il était très grand et squelettique, son visage semblait pathétique, celui d’un « marsouin » qui a le mal de mer.
A la droite du président : un autre F.F.L. le général Binoche, issu d’une excellente famille vendéenne. Il était militaire d’occasion mais s’était fait activer après la guerre qu’il avait accomplie glorieusement sous les ordres du général Boyer de La Tour. En 1960, devant des camarades attablés au bar d’un mess d’officiers, il avait dit avec conviction : « L’Algérie ? Il faut larguer au plus vite ! » On le disait sectaire mais capable de bons mouvements.
Le dernier, manchot comme son voisin, était le seul saint-cyrien du tribunal : le colonel Bocquet avait effectué consciencieusement une longue période dans un ministère et y avait acquis la réputation d’un officier ambitieux. En Algérie, il avait commandé le régiment d’Argoud lorsque ce dernier fut nommé en Allemagne. Il avait trucidé le fellagha sans l’ombre d’une hésitation mais avait su comprendre parfaitement les nuances si fluides de la stratégie politique gaulliste.
Il plissait les yeux avec férocité lorsqu’on parlait devant lui du putsch. Les légionnaires l’avaient « mis au trou » pendant quarante-huit heures, et il ne l’oublierait jamais. Un de ses camarades de promotion m’avait dit en baissant la voix et avec une certaine gêne : « Il est ce que nous appelons un mauvais camarade. » En 1963, on en parlait, en tout cas, comme d’un possible futur chef d’état- major de l’armée française.
Sur leur droite, effacé et trop humble, très voûté, l’avocat général Gerthoffer, élevé au grade de général pour les besoins de la cause, venait de déposer un énorme dossier sur son pupitre. Il avait une tête de fort en thème et les membres graciles d’un intellectuel. Il n’était, paraît-il, ni l’un ni l’autre ! Cet homme avait été en quatrième et en troisième avec mon père au lycée de Nancy. Ce Lorrain avait à demander la tête d’un Lorrain, fils de son ancien condisciple.
Tous ces officiers et magistrats avaient un cerveau et un cœur, peut-être étaient-ils bons, ou peut-être mauvais, mais ils ne pouvaient être indifférents ! Tout au long de ce procès, j’ai pourtant eu cette impression inouïe, que la fougue et l’idéal des accusés, que les déclarations plus pathétiques les unes que les autres des témoins, que les efforts surhumains et intenses de tous les avocats, laissaient leur cerveau et leur cœur complètement indifférents, et plutôt agacés !
Ils avaient à statuer sur le sort de neuf hommes présents, tous très jeunes, accusés d’attentat contre l’Autorité de l’Etat avec usage d’armes, et pour certains d’entre eux de tentatives d’homicides volontaires avec guet-apens, pour avoir tiré le 22 août 1962 à la tombée de la nuit, au Petit- Clamart, sur la voiture du général de Gaulle. Une camionnette estafette avait d’abord ouvert le feu à 20 h 10 et avait crevé le pneu avant gauche et le pneu arrière droit. Cent mètres plus loin, une DS mitraillait à son tour la Citroën présidentielle conduite avec un sang-froid extraordinaire par le maréchal des logis-chef Marroux qui continua à rouler en tanguant et parvint, malgré une allure modérée, à rejoindre Villacoublay. La voiture du Président de la République avait été atteinte six fois. Il n’y avait eu aucune victime.
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 14:12
CHAPITRE II
Le principal accusé avait pour nom, le mien : Bastien-Thiry. Pour prénom, celui de mon frère aîné : Jean !
Il venait d’entrer, accompagné de ses huit camarades. Il était, lui aussi, sanglé dans son uniforme de lieutenant-colonel de l’armée de l’Air, et portait la Légion d’honneur toute déployée. Il n’avait ni tiré ni essayé de tirer, il commandait le feu à trois cents mètres de l’estafette, cumulant les fonctions de « sonnette et de chef ». Il avait fait tirer sur la voiture du général de Gaulle, et cet après- midi, dans une déclaration de cinq heures, il allait dire pourquoi.
Pendant qu’il préparait les feuilles de sa déclaration, j’observais tous ces visages si jeunes, si appliqués, et que la presse avait couverts d’injures ou de ridicule.
Prévôt* se trouvait le plus près de moi ; la veille, il avait lu une déclaration très émouvante. Son personnage apparaissait maintenant avec sympathie à l’opinion. Il était tireur à la mitraillette, mais n’avait pu tirer.
* N.P. Prevost.
Je voyais Varga, jeune Hongrois qui s’était enfui de Budapest pour échapper aux prisons russes. Il risquait des années de bagne en régime capitaliste. Il conduisait la DS qui avait tiré en second.
Toujours au premier rang, Constantin qui avait eu peur et s’était fait porter malade le 22 août. A côté de lui Bougrenet de La Tocnaye, adjoint de commando, lieutenant d’artillerie, courageux et mystique.
Sur la rangée supérieure, Buisines qui venait de partager pendant trois mois la cellule de Jean, légionnaire, abandonné de tous, de sa mère comme de sa femme. En 1960, de Gaulle en inspection au Sahara avait dit à son bataillon : « Vous faites du bon travail, nous conserverons les immenses richesses du Sahara dont la France a tant besoin. »
Il était tireur au F.M. et avait tiré.
Magade le pied-noir. Ducasse, complètement dépassé par les événements, et enfin, Bertin, le plus jeune, le plus absolu et qui n’entrerait jamais plus à Saint-Cyr.
Brusquement, le silence s’établit, le colonel Bas- tien-Thiry s’était levé :
« L’action dont nous répondons aujourd’hui devant vous présente un caractère exceptionnel et nous vous demandons de croire que seuls des motifs, également exceptionnels, ont pu nous déterminer à l’entreprendre. Nous ne sommes ni des factieux ni des fascistes, mais des Français nationaux, Français de souche ou Français de cœur, et ce sont les malheurs de la Patrie qui nous ont menés sur ces bancs...
« Nos motifs d’action sont liés aux conséquences de l’effroyable drame humain et national qui, à la suite des événements qui se sont déroulés en Algérie depuis bientôt cinq ans, ont mis en jeu et mettent encore journellement en jeu la liberté, les biens et la vie de très nombreux Français...
« Nos motifs d’action sont liés aussi au danger que court actuellement ce pays, par suite des conditions dans lesquelles a été obtenu ce qu’on a osé appeler « le règlement du problème algérien », des principes et des lois qui sont, ou qui devraient être, à la base de la vie nationale ont été mis en question... Le danger que court le pays ne vient pas d’un risque de destruction physique ou matériel : il est plus subtil et plus profond car il peut aboutir à la destruction de valeurs humaines, morales et spirituelles qui constituent le patrimoine français. »
L’atmosphère de la salle ne m’indiquait absolument pas les réactions que provoquait cet exposé des motifs rigoureux, précis et prononcé d’une voix lente et puissante. J’entendrai éternellement ces phrases qui balançaient entre la clarté du style et la passion du sujet :
« Ce fut à cette époque que des engagements solennels furent pris sous forme de serment à
Oran, à Mostaganem, à Bône, et ces serments proclamaient que l’Algérie resterait terre française et que tous les habitants d’Algérie deviendraient Français à part entière. Ces engagements, nul n’était obligé de les prendre ; mais dès lors qu’ils étaient pris par un chef de gouvernement nouvellement investi, ils avaient la valeur de programme politique. Serments prêtés par un officier général, en uniforme, devant d’autres officiers et soldats ; c’était une question d’honneur, d’honnêteté intellectuelle et de simple bonne foi de tout faire, de faire tout ce qui était humainement possible pour honorer ces engagements et pour tenir ces serments. Ils signifiaient la parole donnée, au nom de la France, par d’innombrables officiers et fonctionnaires ; ils signifiaient l’engagement à nos côtés, dans la vie et dans la mort, de milliers de musulmans français qui, par les paroles mêmes du nouveau Chef d’Etat français, étaient incités à faire confiance à la France et à se ranger à nos côtés. »
Beaucoup déjà avaient exprimé cette situation, mais aucun, plus clairement, aussi brillamment et Jean poursuivait tel un citoyen responsable et scrupuleux :
« Le peuple français et les communautés d’Algérie avaient, à l’occasion du référendum de novembre 1958, approuvé massivement le principe de l’Algérie terre française ; la nouvelle constitution, qui n’a pas été révisée depuis sur ces points, confirmait l’appartenance à la Nation des départements français d’Algérie et du Sahara, rendait le Président de la République responsable, sous peine de haute trahison, de l’intégrité du territoire et déclarait implicitement, en son article 89, qu’aucune procédure de révision ne pouvait être engagée concernant l’intégrité du Territoire. »
Dans une langue étonnamment énergique, limpide, l’intellectuel qu’est le colonel Bastien-Thiry démontait progressivement les rouages de la politique gaulliste ; après ses phrases rapides et lapidaires, il ne restait plus une ombre, plus un alibi, aux discours du Chef de l’Etat et des conséquences affreuses sur une partie d’entre nous :
« Pour réussir à imposer cette volonté, le pouvoir a décidé d’employer tous les moyens pour briser la résistance nationale en Algérie, et ces moyens ont été le plus souvent atroces. Il y eut les rafles, les ratissages, les perquisitions. Il y eut de nombreux patriotes, hommes et femmes, torturés dans des conditions abominables, selon des méthodes analogues à celles de la Gestapo nazie...
« Vous souffrirez », avait dit le Chef de l’Etat aux représentants du peuple pied-noir... « Il y a eu ces derniers mois, plusieurs milliers d’enlèvements et pour les proches des personnes enlevées, cette condition est parfois pire que la nouvelle d’une mort certaine, parce qu’elle permet de tout supposer. Il y a des femmes françaises enlevées et qui servent de passe-temps aux nouveaux maîtres de l’Algérie, sans que, et c’est l’infamie, les responsables français fassent quoi que ce soit pour les délivrer. Il y a eu des centaines d’assassinats, de lynchages, de viols. Le pouvoir, qui dispose encore de forces armées importantes en Algérie, n’a pas agi pour épargner ou limiter ces souffrances et ces crimes. Il est donc complice de ces crimes et de ces exactions fondamentalement contraires aux accords qui ont été signés. »
Sa voix s’était amplifiée et pour moi qui le connaissais bien, je pouvais mesurer à quel point cette vision des malheurs algériens avait imprégné toute son âme. Il n’avait pas besoin de se forcer pour marteler son indignation, elle n’était pas la justification de son acte, elle en était la raison, la matière vibrante et sa révolte dépassait l’humain, elle bouillonnait avant de s’exalter en des mots qu’il trouvait trop faibles, trop minuscules pour traiter un sujet sacré.
Tout à coup il se fit dur.
« Le désastre algérien, avec tous ses morts et toutes ses ruines, pouvait être évité, et il a tenu essentiellement à l’acharnement de la volonté d’un très vieil homme. Ce désastre, si on le mesure en vies humaines perdues et en biens matériels aliénés, est pire que ceux que la France a subis en 1870 et en 1940, et qui ont été causés par une défaite des armes françaises... »
Le colonel Bastien-Thiry analyse ensuite quelques-unes des conditions fixées par les différents congrès de l’internationale communiste. Il démontre comment insensiblement, mais inexorablement, la section française oriente le Parti à agir pour respecter dans les classes, dans l’armée, et dans les anciennes possessions françaises, les définitions de ces conditions. Avec l’Algérie indépendante, une nouvelle barrière contre lui vient de se rompre parce que beaucoup d’entre nous s’asservissent en croyant se libérer. Après cette démonstration, il conclut :
« Les conditions sont donc réunies pour que le peuple français se retrouve un jour sous la férule communiste, ou crypto-communiste, sans même s’être rendu compte des différentes étapes qui auront été franchies pour en arriver là. Ceci sera le résultat de l’abandon des valeurs spirituelles, morales et nationales qui ont fait dans le passé, l’armature de notre pays et dont le maintien devrait constituer la condition essentielle de survie nationale. Ceci sera le résultat de l’abandon d’un idéal de liberté et de dignité humaine, idéal qui se trouve inscrit dans les lois de la Nation, qui fut dans les traditions de la Nation et que le pouvoir politique a si cruellement bafoué en imposant sa propre loi aux Français. »
Et Jean continuait à déboulonner, à démystifier, aucun de ses arguments ne pouvait être contesté, le bilan des cinq années de gaullisme sortait pulvérisé de cette analyse aussi brillante qu’implacable et j’entendrai longtemps cette phrase :
« Il y a dans la constitution et dans les droits fondamentaux et universels de l’Homme, un droit imprescriptible : c’est le droit de Résistance à l’oppression, le droit d’insurrection pour les minorités opprimées.
« C’est ce droit dont M. Michel Debré disait, en d’autres temps, qu’il était aussi le plus sacré des devoirs... »
Par moments, je n’entendais plus qu’en toile de fond la voix de Jean, tellement je surveillais le moindre tressaillement, tellement j’épiais chaque muscle des juges pour pénétrer, en même temps que ses paroles, dans leur conscience. Ils ressemblaient à des sphinx dont les éléments et le temps ne modifient ni les traits ni le mouvement.
Et puis soudain, comme un hymne d’amour, comme une plainte déchirante :
« Nous savons aussi qu’il existe un Premier Commandement, qui est le plus grand de tous et qui nous commande la charité envers nos frères dans le malheur... Nous n’avons pas agi par haine de de Gaulle mais par compassion pour les victimes de de Gaulle... »
Et dans un dernier crescendo, comme une prière au pays, cet appel lancinant!
« Nous n’avons pas transgressé les lois morales ni les lois constitutionnelles, en agissant contre un homme qui s’est placé lui-même hors de toutes les lois...
« Le Pouvoir de Fait a la possibilité de nous faire condamner, mais il n’en a pas le droit. Les millions d’hommes et de femmes qui ont souffert dans leur chair, dans leur cœur, et dans leurs biens, de la politique abominable et souverainement injuste qui a été menée, sont avec nous dans ce prétoire pour dire que nous n’avons fait que notre devoir de Français. Devant l’Histoire, devant nos concitoyens, et devant nos enfants, nous proclamons notre innocence, car nous n’avons fait que mettre en pratique la grande et éternelle loi de solidarité entre les hommes. »
La voix se tut et pendant quelques secondes, il y eut un silence énorme. Je ne pouvais croire qu’une telle élévation de pensée, d’esprit n’ait pas touché au moins l’un ou l’autre des juges. Je n’osais plus respirer, je réentendais des bribes de ce traité de philosophie, de cet engagement politique qui s’était achevé en chant d’amour, en cri ardent et si humain. Il me semblait impossible que ces hommes ne soient pas au moins ébranlés! Mais la voix de Gardet, aiguë et nerveuse fit craquer mes illusions et rompre l’espérance.
Et je compris pourquoi les Assises auraient sauvé mon Frère, pourquoi des jurés, venus de tous les horizons, de tous les milieux, ayant des idées de tous bords et des expériences multiples et surtout une vision neuve que d’autres procès n’avaient pu blaser, je compris pourquoi ces jurés n’auraient pu juger comme ces cinq militaires ou magistrats surtout choisis parce que l’Algérie n’avait plus de sens, plus d’échos nulle part en eux. Ils avaient déjà jugé tant d’hommes pour cette affaire!
Ils semblaient atteints tous les cinq du même mal que crée la répétition du drame, la vision sans cesse projetée du malheur et que leur imagination refermée, leur sensibilité émoussée ne pouvaient plus atteindre. L’atroce ne les pénétrait plus, ils étaient à jamais immunisés contre les fresques dantesques de corps qui se tordent, de foules qui s’éparpillent, de vieillards dont la seule défense reste les larmes silencieuses.
Ils n’étaient ni des brutes ni des bêtes mais des hommes rassasiés, ce sont les pires.
J’ai regardé Hubert, je l’ai vu très pâle. J’ai vu Geneviève et tous les autres visages qui s’estompaient, se précisaient, vacillaient mais sur aucun, je ne pouvais plus m’attarder tant ma tension avait été violente.
Plus tard, lorsque j’ai raccompagné Hubert qui reprenait son train, il m’arrivait de voir Jean entre nous deux, et notre silence n’en finissait pas d’être habité par ce monologue magistral et probablement le plus long cri de défi qu’ait jamais lancé un homme qui risquait pour cela même, un peu plus sa tête.
- J’embarque mardi pour huit jours, je serai quarante-huit heures à terre et si je peux faire un saut à Paris, j’essaierai. Ce sera difficile. Le 15, j’embarque pour un mois de plongée totale. Je devais témoigner mais ne serai vraisemblablement pas à terre. Si les avocats te le demandent, témoigne à ma place. Je ne pense pas que cela serve à convaincre les juges mais nous le devons à Jean. De toute façon, j’écrirai au tribunal avant d’embarquer. Nous n’avons pas fini de trembler mais nous devons tout tenter; j’essaierai de voir si je peux faire contacter Philippe de Gaulle, un de mes amis le connaît intimement.
- Tu vois, Hubert, tu vas me juger très mal, peut-être penseras-tu que je blasphème, mais je donnerais n’importe quoi pour que Jean ait nié, ou qu’il se fasse passer pour dingue, ou qu’il se soit barré ou que Geneviève attende un enfant. Hubert, son truc était formidable ! Il a tout dit, après lui personne ne pourra rien ajouter, mais j’ai si peur !
Hubert a baissé la tête, je ne saurai jamais ce qu’il a pensé de moi mais je sais qu’il avait mal. Nous nous sommes embrassés, il est monté dans le train.
J’avais honte de ma faiblesse.
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 14:18
CHAPITRE III
Le lendemain, il n’y eut pas de séance. Jean avait la grippe. Sa déclaration n’avait pas désarmé la presse, au contraire.
Jo Dirand, s’adressant aux Lorrains, leur résumait ainsi cet homme qui venait de tout offrir aux pieds noirs : « Le colonel Bastien-Thiry n’est que haine et semble surtout obsédé par le viol et le nazisme ! » Commentaires au-delà de toute mauvaise foi, signature d’un primaire qui veut se hisser dans un genre inaccessible et nullement fait pour lui!
J’allais partir à Bourg-la-Reine lorsque le téléphone sonna. Maître Richard-Dupuis me demandait de passer le voir. Je m’y rendis aussitôt.
Je ne connaissais cet avocat réputé que pour l’avoir écouté dans le prétoire, très grand, bel homme à la voix chaude des Méditerranéens. Il intervenait avec autorité et semblait jouir de l’estime de chacun. Moi, j’avais des préjugés absurdes à son égard parce qu’il appartenait à la Grande Loge.
Cet homme prouva tout au long du procès et ensuite, qu’il était, en fait, l’un des avocats les plus humains et les plus charitables qu’il m’ait été donné de rencontrer. Il ne se contenta pas de défendre mon Frère et de lui consacrer toute son activité, un mois durant. Il le fit comme tous ses confrères pour la gloire et la beauté du geste, et refusa d’envoyer ses honoraires comme d’ailleurs Le Coroller et Tixier-Vignancour. Mais aussi, il se préoccupa sans cesse de l’état de ma belle-sœur et lorsqu’il la sentait à bout, envoyait sa femme ou ses filles à Bourg-la-Reine. Il l’accueillit chez lui avec un sens de l’hospitalité et une gentillesse que pourraient lui envier beaucoup de catholiques pratiquants et militants de l’A.C.I.
- Vous êtes le frère du colonel ? J’ai une très mauvaise nouvelle. Le gouvernement, sentant que nous tiendrions jusqu’au 25, a l’intention de déposer un projet de loi qui prolongerait à nouveau la Cour de Justice militaire tant que les débats ne seront pas clos. Rien d’officiel encore mais les sources de cette initiative sont absolument certaines. Je ne vous cache pas, c’est un coup dur, et j’ai très mauvaise impression. Vous avez vu les juges, vous avez vu Gerthoffer, avec eux nous sommes sûrs du résultat. Savoir votre frère à la seule merci du général de Gaulle ne rassure aucun d’entre nous !
« Je vous ai donc fait venir parce qu’à présent, il faut envisager le pire, toutes les éventualités, même la peine de mort ! Cette peine peut être accompagnée de la confiscation totale des biens du colonel. Et votre frère a trois filles. Il faut que vous fassiez votre possible pour que si l’éventualité que je redoute survenait, ses biens soient à l’abri ; plus brutalement, qu’il n’ait plus aucun bien. Il n’y a pas trente-six façons d’opérer, vous devez tout vendre. S’il a des meubles de valeur, confiez-les à des amis, mais n’oubliez pas que si jamais cette peine était prononcée, un huissier poserait les scellés.
- Ma belle-sœur est au courant ?
- Je reviens de Bourg-la-Reine. Elle cherche un notaire que nous emmènerons à la Santé pour que votre frère signe une procuration générale à votre nom.
J’étais atterré. Cette perspective d’un vote de la Chambre sonnait le glas de notre ultime chance. Plus de Cassation, plus de recours possible sinon la Grâce présidentielle. Une des stations les plus douloureuses de ce calvaire venait de naître.
Pendant que je m’occupais à ces tâches matérielles et ingrates, le procès continua et maître Isorni, victime de sa passion à défendre, fut chassé par la Cour et radié trois ans de l’Ordre. Jamais une peine si dure n’avait frappé un avocat en France.
Le colonel Reboul était à l’origine de cette sanction.
Lui qui n’était pas propriétaire de son grade, lui qui avait dit en pleine séance à mon Frère, réclamant une suspension parce qu’il avait une angine : « Il n’a qu’à parler moins », lui enfin qui avait dit à Rastadt, en 1945 à M. Boyer : « Qu’êtes-vous venu faire ici si vous ne voulez pas condamner ? », il avait condamné Isorni avec toute la Cour à enlever sa robe pendant trois ans parce que ce dernier avait lu la lettre de M. Boyer aux juges de la Cour militaire de Justice !
C’est très vite fait de tout vendre, lorsque l’on est pressé. Il ne restait plus du patrimoine de Jean que ces liasses de billets que je ramenais dans mes poches de Lunéville à Paris.
Nous étions le 11 février et l’interrogatoire de Jean s’achevait. Avec minutie et précision, il répondait aux questions de Gardet et défendait la thèse de l’enlèvement possible du général de Gaulle devant les juges très sceptiques.
L’incident eut lieu vers 11 heures du matin.
Poussant dans les moindres détails l’hypothèse de la capture du Président de la République, le général Gardet demanda à Jean comment il aurait agi si d’éventualité de Gaulle s’était débattu.
Jean hésita un instant et dans l’atmosphère monotone et tendue de cet interminable interrogatoire, esquissa d’abord un sourire juvénile qui se transforma en rire véritable :
- Nous lui aurions enlevé ses lunettes et ses bretelles éventuellement.
Immédiatement dans la salle, ce fut du délire. Les accusés, les juges, les avocats s’esclaffèrent tous en même temps dans une crise de rires et d’agitations bruyantes. Et la silhouette maladroite de celui qui les faisait tous trembler apparut une seconde au Fort-Neuf, écarquillant les yeux et tenant son pantalon. Gerthoffer, lui-même, riait comme les petits vieux maigres qui se voûtent et saccadent leur joie.
Dans ma vie, j’ai fait des marches de cent kilomètres d’une seule traite, j’ai tendu des embuscades et eu très peur de mal les déclencher, je suis monté dans des hélicoptères qui me déposaient droit au combat, mais jamais mon cœur n’avait battu si vite qu’à cette minute. Jamais, une panique aussi totale ne m’avait envahi.
Je voulais me lever et crier à Jean : « Je t’en supplie, arrête, fais pas le con, fais pas le con ! » Mais je suis resté assis, complètement hypnotisé par ces rires qui n’en finissaient pas et qui pouvaient tuer !
« Jean, tu n’as jamais été un mauvais élève, tu ne sais pas que jamais le professeur ne pardonne à celui qui a déclenché le rire et surtout le sien. Tu as toujours été le premier ! Mais moi, je sais que le rigolo paie toujours sa joie d’avoir déclenché le fou rire. Ici, on paie avec du sang ! »
Comme une cascade qui se tarit, le bruit mourut et je vis Le Coroller se pencher vers son voisin et chuchoter : « Cette fois, c’est la peine de mort ! »
Cependant, il n’est pas de procès dramatique sans répit. Et paradoxalement, l’audition des témoins à charge amena à nos esprits tendus, à nos nerfs brisés cette détente qui nous permettrait d’affronter d’autres émotions, de supporter de nouvelles tensions. Nous n’étions pas cuirassés comme les juges ou comme les journalistes, nous dont on jugeait le frère, l’époux ou l’ami.
Ces policiers, ces gendarmes, le commissaire Bouvier n’apprirent rien à la Cour, les accusés ayant non seulement avoué mais tout décrit de leur action avant et au cours du 22 août. Ils ne niaient pas les faits, ils refusaient au pouvoir le droit de les juger.
Lorsque le colonel de Boissieu prêta serment, je l’observais avec l’acuité fervente du frère qui sonde un visage pour deviner si la Grâce présidentielle sera accordée ou non. En tout cas, il ne s’attendrissait pas sur le commando !
Pendant qu’il parlait, je réentendais cette scène mémorable et qu’un témoin auditif m’avait racontée. Elle avait eu lieu au Palais d’Eté à Alger, quelques années plus tôt, entre le général de Gaulle et lui.
- Père, je vous assure que c’est vrai, nous pouvons, nous devons rester ici. L’armée, le peuple finiront cette guerre très vite s’ils sentent que la Métropole suit. Je vous assure, j’y crois !
- Taisez-vous, Boissieu, vous vous laissez intoxiquer par toute l’ambiance de cette ville. Essayez d’être un peu lucide !
Si le gendre avait, ce jour-là, convaincu son beau-père au cours de ce dramatique dialogue dont les murs du Palais d’Été se firent longtemps l’écho, jamais l’attentat du Petit-Clamart n’aurait eu lieu ! Mais le gendre avait fait soumission et les balles du commando balayèrent à jamais de sa mémoire cet élan, ce mouvement de révolte passionnée et vraie.
CHAPITRE IV
Mais pour nous le répit ne pouvait durer. Soudain, l’avant-dernière scène commença. Nous avons entendu la mer.
Et le bruit de la Méditerranée en furie, charriant avec ses rouleaux impétueux toute la faune pitoyable d’une terre rejetée, envahit le Fort-Neuf.
Par vagues successives, hébétés, misérables, ils arrivaient d’Oran, du Bled, d’Alger. Ils vinrent par dizaines, ils auraient pu être des millions qui racontaient la même histoire, fastidieuse dans son horreur, monotone dans son invraisemblance. Ils racontaient comment les forces françaises qui avaient traversé les mers pour les secourir avaient, d’un coup, tendu la main au F.L.N. et mis autant d’ardeur à massacrer les leurs parce que l’ordre de détruire et de soumettre avait été donné.
Ce n’était plus les concepts rigoureux du colonel Bastien-Thiry ni son analyse abstraite du problème algérien, mais des hommes, des femmes, des jeunes, des adultes qui, tous ensemble, criaient : « Les balles françaises ont tué mon fils, ma mère, mon cousin, ma petite nièce et nous sommes devant vous parce qu’ensuite on nous a chassés. » Semblables aux acteurs tragiques de quelque opéra moderne, ils s’exprimaient sans emphase, simplement, avec la prose que le plus surréaliste des opéras modernes n’aurait osé employer.
La porte s’ouvrit d’abord sur les chœurs d’Oran, leurs solistes s’appelaient Borsch, Hache, Vatel, Secourjon, Gondolfi ou Bâillon.
Mais d’abord, voici la voix du héraut, celle de Serge Groussard, qui le 30 juin 1962 se trouvait à Oran en compagnie de J.-F. Chauvel :
« Tout à coup, j’ai dit à Chauvel, regarde ça : c’était une section française qui circulait comme dans le Djebel. Cette section était divisée en trois groupes et chaque groupe disposait d’un émetteur portatif. Il y avait une Jeep avec un poste 300. Il y avait un sous-lieutenant et voici ce que disait ce sous-lieutenant à Oran, le 30 juin 1962 :
« - Mesdames et Messieurs, nous vous adjurons de faire enfin en sorte que le G.P.R.A., que le F.L.N., que l’Algérie nouvelle, que le nouvel Etat soient instaurés demain avec l’appui de vous tous qui êtes encore en Algérie. C’est non seulement un conseil de l’armée française, mais c’est de sa part une objurgation et nous vous prévenons que votre sécurité est en grande partie à ce prix.
« Mais c’est ignoble ! je dis « attends ».
« Messieurs, Chauvel pourra vous le dire : je vais vers le sous-lieutenant et je lui dis : Vous êtes ignoble ! Comment, les lâchant comme vous le faites, les abandonnant, comment osez-vous leur dire encore de s’aplatir ?
« Messieurs, le sous-lieutenant s’est mis à pleurer devant moi et devant tous les Oranais qui étaient là ! Il s’est mis à pleurer en disant : « Je suis Algérie Française, ce que je fais c’est épouvantable, c’est lâche, c’est dégoûtant. Mais tout le régiment doit faire pareil. Nous sommes armés « c’est un ordre, nous ne pouvons qu’y obéir. »
Alors les chœurs d’Oran entonnèrent : Katz, Katz, Katz! Et Serge Groussard se retira pour laisser la place au premier soliste :
- C’est là que le 9 mai 1962, à 11 h 50, au 11e étage, dans l’appartement de mes beaux-parents, une balle française a abattu ma fille alors qu’elle apparaissait sur le balcon. Elle venait de prendre un bain et sortait sur le balcon pour y étendre sa serviette. Cette balle fendit le crâne en deux.
Un soliste répondit :
- Le 5 juillet 1962, mon fils qui était employé à la Préfecture d’Oran a été enlevé. Ce jour-là, il y a eu trois cents enlèvements dans les rues et l’armée française qui voyait cela n’est pas intervenue. Je m’appelle Hache, et mon fils n’est jamais revenu.
Et la voix des chœurs s’enflait, Katz, pourquoi, pourquoi ! Une femme s’en détacha :
- Mon mari était ébéniste et le 12 juin 1962, il a été arrêté par un barrage de Gardes Mobiles. On lui a demandé ses papiers qui étaient en règle. Il les a présentés. On lui a permis de remonter en voiture. A ce moment, j’ai vu un garde armer sa mitraillette et dire à son copain « baisse-toi ». Mon mari a fait un geste, mais il a été tué. Il y en a eu tant d’autres.
La nouvelle soliste s’appelait Marie-José, elle était née en 1948 :
- C’était un mercredi, j’étais en classe. A la sortie, j’ai vu des camions de gardes mobiles. J’étais en train de bavarder. J’ai vu un garde mobile me pointer. J’ai senti un coup, je ne me rappelle rien. De l’œil gauche, je n’y vois plus.
Par moments, se détachaient des chœurs une jeune fille, une femme, elles se tournaient vers le colonel Bastien-Thiry, vers tout le commando : « Merci pour nous, colonel, je suis pour vous, je suis pour ceux qui ne nous ont pas laissés tout seuls. » Elles étaient chassées de la scène.
Mais la voix du héraut couvrait le murmure du chœur :
- Je revenais en taxi et j’allais vers l’aéroport ; il y avait beaucoup de soldats permissionnaires et d’officiers. A un carrefour, un barrage de l’A.L.N. m’a fait descendre. Je descends de voiture. Ils regardent mes papiers, me les redonnent. Ils disent « on va le tuer ». Ils me font descendre sur la route. Ils me déshabillent. Pendant cinq heures, Messieurs, je suis resté nu, on me flanquait des coups, on me giflait, et tout le monde me crachait à la figure. Alors un bataillon du Génie est passé, et puis deux camions remplis de soldats français, en armes. Quand je les ai vus, j’ai appelé, j’ai crié « ils vont me tuer ». Ils ont tourné les yeux. Ils sont passés. C’est finalement un musulman que je connaissais, Mouled Kahid qui passait par là... il passait par là, il m’a reconnu, il a attrapé les gens et m’a sauvé.
Et sans cesse les chœurs d’Oran soutenaient les voix seules et dans une longue plainte égrenaient : Katz, Katz !
Et lorsque nous avons cru que les chants s’éloignaient, d’autres chants résonnèrent. Ils venaient des plaines ensoleillées ou des montagnes arides, ils venaient du Djebel. Une sourde mélopée qu’aucun fifre, qu’aucun bélier n’accompagnait, heurta nos oreilles déjà si blessées.
Ces chœurs avançaient sur la scène, et les djellabas, les turbans, n’étaient pas ceux des fêtes, mais des combats. Mais les combats étaient finis et le bachaga Ben Amida disait comment : égorgés, à coups de pioches, bouillis, émasculés. Il avait perdu quarante-deux membres de sa famille.
Et les chœurs entonnaient : parce que nous étions avec vous, avec la France.
Cette fois, le soliste, Hamisch Belkacem, était maire de Ferraoun.
- Dans tous les villages environnants, et dans ma commune, le F.L.N. était venu égorger des gens, les autorités françaises nous ont armés. Mais, juste avant le cessez-le-feu, les gendarmes nous ont demandé de rendre nos armes. Mais nous ne voulions pas rendre ces armes, mais c’est l’armée qui est venue les demander. Alors, après, le F.L.N. est venu, et le Mufti, décoré de la Légion d’honneur, et Hamdi chef dans les compagnies de Chasseurs à pied, ils les ont brûlés avec de l’essence. Les autres, ils ont été tués aussi ou, comme moi, ils se sont sauvés.
La mélopée reprenait : les accords d’Evian promettaient la vie sauve aux harkis, et la France garante de ce traité, et le F.L.N. joue avec nos corps suppliciés, les femmes nous châtrent, remplissent nos plaies de sel, avant que les hommes des willayas ne tranchent nos gorges d’une oreille à l’autre... parce que nous étions avec la France !
Et les Ben Amar Moussa, les Lalloui Ahmed, Bachi Messaoudi, sans une parole de trop, sans un geste inutile, racontaient à la France ce qu’elle avait fait de leur douar, de leur famille, de leur harka. Ils ne disaient plus les Roumis, comme du temps de Bournazel, mais « les Français ». Nous avions tellement confiance dans les Français !
Et lorsque la mélopée se fit plus lente, plus espacée, que les corps des milliers de musulmans livrés par nous au F.L.N. eurent fini de hurler sur cette scène, nous commencions à entendre d’autres hurlements, plus aigus, plus affolés, plus groupés : la foule d’Alger s’avançait, elle faisait son entrée au Fort-Neuf.
Il n’y avait pas de soliste, pas de chœurs, mais des milliers de voix qui s’entrecoupaient, s’unissaient.
Ils parlaient tous de la caserne des Tagarins et des centaines d’Européens, femmes et hommes, qui y avaient été empalés, brûlés à petit feu, battus, suspendus, violées par MM. Gracia, sous-directeur à la Sûreté nationale ; Barde, commissaire ; Thévenon, inspecteur et par le capitaine Roque de la Sécurité militaire, par eux et toutes leurs équipes. Ils parlaient tous des fouilles et des pillages que l’armée française avait opérés dans leurs immeubles, leurs appartements, leurs villas. Ils chantaient en pleurant les emprisonnements de leurs fils, de leurs maris et les balles qui sifflaient dans les rues, sur les places et partout.
Et soudain, la foule s’est tue, la mélopée s’est éteinte, les chœurs ont retenu leur souffle et devant cette masse, subitement immobile, et silencieuse, nous avons compris qu’il allait se passer une chose plus effrayante si c’était encore possible. Et nous étions oppressés, anéantis par ces milliers de gorges qui n’osaient articuler, mais la tempête ne peut retenir longtemps sa furie, elle a clamé : « Rue d’Isly ! »
Et les ballets hallucinants de ces groupes, de ces cohortes, de ces populations ont entonné avec la tempête : « Rue d’Isly ! »
Le brouhaha montait comme soufflent les vents d’Afrique lorsque se déchaîne la nature.
Sur la scène, un jeune homme a bondi. Personne ne l’avait remarqué. Il était devant nous, entre les Algériens et les juges. Ce jeune homme était beau, souple, téméraire. A son tour, il venait animer cet opéra dantesque.
- Je m’appelle Alain Saint-Galles de Pons !
« J’étais chef de section et posté le 26 avril 1962 en haut de la rue Chanzy. La manifestation arrivait vers nous lorsque derrière moi, d’une maison située rue Alfred-Lelluch, au 4e ou 5e étage, j’ai vu les flammes des balles qui partaient de cette maison. Ces balles sont passées au-dessus de moi et des hommes, elles sont tombées dans la foule ! A ce moment, mes tirailleurs ont été impressionnés, ne sachant d’où venaient les coups et ils ont reculé en se mettant à tirer aussi. Ils ont tiré par affolement.
« Mon caporal-chef a pris son F.M. sous le bras et a descendu le tireur. Lorsque le feu s’est arrêté et que nous avons repris nos esprits, j’ai vu à cette fenêtre, d’où les premiers coups de feu avaient été tirés sur la foule, j’ai vu des Gardes Mobiles. Ils n’avaient pu entrer dans l’immeuble qu’avant que nous soyons en place puisque nous ne les avons pas vus entrer ensuite et que nous gardions ce coin depuis midi trente et que la fusillade a cessé à 3 h 20. Et puis soudain, une ambulance est arrivée devant la porte de l’immeuble, elle était crème. Deux civils ont sorti un brancard et sont redescendus peu après avec un corps sous un linceul. »
Une voix dans la foule pétrifiée murmura :
- Le tireur au F.M. de la rue Alfred-Lelluch était vietnamien !
Et la foule rugit : « Barbouzes, barbouzes ! »
Avant de se retirer, le lieutenant Saint-Galles de Pons dévoile : « Il a été donné des croix de la valeur militaire avec citation au sujet de la rue d’Isly ! »
Cet opéra maudit, Lorrains, vous ne l’avez jamais vu jouer à la télévision ni dans les théâtres de province. Je regrette que vous n’ayez jamais quitté un théâtre comme j’ai quitté le Fort-Neuf de Vincennes, l’esprit gorgé de fresques hallucinantes, les tympans douloureux de hurlements qui s’achevaient en râles.
Oui ! En sortant, j’étais obsédé par le meurtre, le viol et la mitraille. Je n’avais pas l’endurance de Jo Dirand pour les spectacles que l’Algérie nous présentait. Ces visions d’un enfer que le maître de ballets avait orchestrées, il ne fallait pas être blasé pour les supporter, ni endurci, mais un homme très ordinaire !
Et n’essayez pas de vous excuser en répétant, c’est de la faute de l’O.A.S. Cet ultime sursaut de résistance était né de ces malheurs comme votre résistance était née des malheurs de la France en 1940.
Lorrains, vous qui aimez tant évoquer votre action dans la guerre, rappeler l’existence de vos réseaux qui couvraient les Vosges et les Ardennes, de vos combats à travers les forêts de sapins, de vos sabotages, de vos renseignements, de votre folle témérité, de vos milliers de sacrifices, comment avez-vous pu renier, condamner l’ultime sursaut de Français entrés à leur tour dans la clandestinité parce que tout comme vous ils voulaient rester Français dans le décor de leur enfance ?
Les mineurs de Saint-Nazaire auraient pu les comprendre mais vous, Lorrains, vous ne semblez même pas avoir perçu le moindre bouillonnement, le plus petit résidu d’écume de ces vagues, de ces rouleaux qui déferlaient contre les murs du Fort-Neuf de Vincennes.
Si pendant l’occupation, vous étiez l’armée des ombres, ces gens, eux aussi, se préparaient aux combats. Ils permirent que l'Armée française soit présente en uniforme aux côtés des Américains lorsqu’arriva l’heure de la Libération.
Evidemment votre référence à vous, c’était de Gaulle, la leur Weygand. Mais les buts, les morts, les batailles étaient les mêmes et vous fredonniez avec eux Les Africains, vous acclamiez frénétiquement les Tirailleurs, les Tabors, les Légionnaires et les Chasseurs d’Afrique et les Spahis, toute l’armée d’Afrique.
De Lattre n’est plus là pour vous le rappeler ; Weygand est un vieillard mis en quarantaine et vous ne voulez plus qu’ignorer la page sanglante et glorieuse que cette armée avait écrite pour vous.
Jean n’avait pas oublié !
Il n’avait pas oublié et regardait avec passion tous ces déracinés qu’il avait essayé de défendre au mépris de toutes les conséquences contre le maître de ballet. Lorsqu’un détail particulièrement atroce jaillissait de leurs lèvres, Jean levait un regard grave vers les juges mais la répétition de l’atroce laissait figés ces militaires agacés.
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 14:23
CHAPITRE V
Alors l’huissier aboya : « Le colonel Gilles, sous-directeur à l’Ecole d’Aéronautique. »
Après lui, la promotion 1948 de Polytechnique attendait de faire son entrée.
Derrière elle, les chefs militaires de Jean.
Du Sahara, du Canada, de Saint-Etienne, de toute la France, venue des ministères, du pétrole, des mines, des arsenaux, toute l’élite intellectuelle et morale du pays allait pendant trois jours prêter serment avant de regarder droit dans les yeux les cinq juges et leur dire ce que nous ses frères et sœurs savions déjà : « Nous reconnaissons Bastien-Thiry comme l’un des meilleurs d’entre nous, comme l’une des grandes valeurs que la France possède actuellement. »
Leur langage était sans apprêt, leurs gestes gauches mais le ton de leur déposition sans équivoque. Ils pulvérisaient froidement, sans ostentation mais radicalement, les portraits monstrueux que la presse et certains hommes politiques avaient essayé de dessiner de Jean. Ils parlaient en techniciens, en amis, en connaisseurs d’hommes, en chefs et chaque témoignage remettait Jean à la place qu’il s’était faite dans la cité, avant les accords d’Evian et que des milliers de lignes mensongères ou de paroles fausses avaient essayé de détruire et de nier.
Comme moi, ils avaient appris par la radio l’étonnante, l’ahurissante nouvelle. Ils avaient téléphoné ou envoyé des télégrammes pour se mettre à la disposition de la Défense et maintenant ils parlaient.
Eux, qui ne savaient manier ni le lyrisme ni l’emphase, jetaient leur bouleversante solidarité dans la balance de la vie et de la mort. Ils décrivaient leur camarade Bastien avec toute la fougue, toute la vitalité d’hommes qui connaissent les règles inaltérables de la fraternité virile.
Le colonel Gilles donna immédiatement le ton. Il était le premier Lorrain à se mêler de près à ce procès sans accabler Jean.
- Je suis sous-directeur de l’Ecole d’Aéronautique... Il y a un élément qui m’a attiré vers Bastien, c’est qu’il est Lorrain comme moi. J’ai été frappé entre autres choses par sa grande conscience professionnelle et le fait qu’il avait la confiance de ses subordonnés.
« En 1953, il y avait des essais à Colomb-Béchard et tout le monde craignait le colonel Michaud, le créateur de Colomb-Béchard, qui est une personnalité très, très dure. Il engueulait tout le monde et donnait des jours d’arrêts, beaucoup plus que les autres chefs de service. Et en sortant un avion d’un hangar, voilà qu’on l’abîme. Personne n’osait l’annoncer à Michaud.
Quand il est arrivé à midi, une personne se lève, va au-devant de lui, elle n’y était pas obligée, c’est Bastien-Thiry. Il a dit : « Voilà, mon colonel, ce qui s’est passé, c’est sous ma responsabilité, c’est moi le plus gradé, donc c’est ma responsabilité. »
« On a dit que c’est un polytechnicien halluciné et qu’il n’avait jamais été en Algérie. C’est un polytechnicien, oui c’est un fait, mais halluciné, je ne l’ai jamais vu ! Mais ce que je peux assurer, c’est que c’est toujours en Algérie que je l’ai rencontré et cela me fait sauter de voir le contraire imprimé dans les journaux !
« Chaque pays a sa psychologie ; en Anjou ce sont des poètes, des artistes. En Lorraine, nous sommes des militaires, Bastien l’était à fond. Et sans prendre parti sur la question algérienne, vous concevez qu’il puisse y avoir désarroi chez un militaire extrêmement sérieux, qui a le sens de l’honneur, du devoir, qui a de la sensibilité ! »
Et tout de suite, on introduisit le terrible colonel Michaud.
- J’ai eu sous mes ordres l’ingénieur Bastien-Thiry en 1953 lorsque je commandais le Centre d’Essais de Colomb-Béchard. Je l’ai vu arriver jeune ingénieur. Il n’avait pas beaucoup de pratique mais s’est tout de suite fait remarquer par ses qualités morales, sa conscience, son calme, sa pondération et son caractère réservé.
« Pendant deux ans, il a participé à la création du Centre de Colomb-Béchard. C’était une tâche difficile. Il fait partie de cette catégorie de Français qui ont fait passer le Sahara français de l’ère des méharistes à l’ère de la technique. »
Le témoin est tellement ému que maître Tixier-Vignancour le remercie autant de son émotion que de sa déposition.
Le défilé ne s’arrêtait plus. Les Desquerré, les Labadie, Pierre Colombani, les Daum, Vernet, Mollard Pigniet ; des ingénieurs en chef, des ingénieurs généraux, comme à une Première d’un lancement !
Chacun insistait sur l’aspect de Jean qui l’avait le plus frappé.
Tous commençaient : « J’ai, en effet, bien connu Bastien-Thiry pendant des années, il était avec moi à Polytechnique, au Sahara, je travaillais avec lui au ministère, je l’ai rencontré au 8e d’Artillerie. »
Tous étaient d’accord sur ses qualités de cœur et sa vie intérieure très profonde. Tous avaient remarqué son honnêteté et sa puissance de travail, sa ténacité à aboutir quelles qu’en soient les conséquences personnelles.
Mais le lendemain, nul ne le dit mieux que l’ingénieur général Bonte :
- Mon général, j’ai suivi la carrière de l’ingénieur en chef Bastien-Thiry parce qu’il a été sous mes ordres et j’ai eu plusieurs fois à le noter. Sans aucun doute, Bastien-Thiry est un ingénieur de grande valeur, très intelligent, brillant, très travailleur, dynamique et accrocheur.
« Par son action personnelle qui a toujours été efficace, il a largement contribué au succès des engins dont il était chargé. Il a construit 30 000 fusées antichars, 20 000 ont été commandées par l’étranger. Des engins S.S. 11 qui sont des fusées antichars perfectionnées ont été construits par lui à 50 000 exemplaires dont 30 000 commandés par l’étranger, notamment par les États-Unis.
« Bastien-Thiry est un homme courageux qui sait payer de sa personne. Je veux rappeler que de 1954 à 1956, époque où il était détaché par le Centre d’Essais en vol de Brétigny, au Centre inter-armes de Colomb-Béchard, il n’a jamais hésité à effectuer des essais d’engins nouveaux, en tant que pilote, dans des conditions délicates et même dangereuses, sur des avions mal adaptés à ce genre d’essais.
« Et je peux dire que la carrière de Bastien-Thiry a été particulièrement marquée en Algérie par ce qu’il a vu, comme vous l’a d’ailleurs dit hier le colonel Michaud, qui a exposé à la Cour comment Bastien-Thiry avait participé au développement du Centre de Colomb-Béchard. Après sa mutation en 1956, il a continué à avoir des liens très étroits avec ce Centre. Il s’y est rendu en missions. Il a été chargé de missions relatives à certains de ses engins, missions qui l’ont conduit à avoir des relations avec les formations des états-majors d’Algérie.
« Je pense que si l’Algérie a marqué la carrière de Bastien-Thiry, elle a aussi marqué l’homme.
« Car le rationalisme rigide, dont on a quelquefois parlé, n’est qu’une façade. Bastien-Thiry ressent intensément ses émotions, d’autant plus intensément qu’il est plus secret et plus renfermé. C’est un passionné. Et je crois bien que toutes les notes qui lui ont été données, le dépeignent comme tel : un passionné de ses idées, de ses projets, de son travail, au point de devoir, comme ce fut le cas en 1959, de devoir s’arrêter pendant trois mois pour soigner une crise de dépression nerveuse que ses camarades, tous ses chefs et les médecins ont mise sur le compte du surmenage.
« Passionné pour ses engins, anxieux de les voir aboutir et conscient, non sans raison, de sa valeur personnelle, Bastien-Thiry n’est pas toujours un collaborateur de tout repos. C’était l’opposé d’un conformiste, d’un béni-oui-oui et sa carrière a été marquée par quelques accrochages. Ce qui a valu que ses chefs et moi-même, nous l’avons noté quelquefois avec sévérité. Mais alors même que nous le notions sévèrement, les mêmes notes reconnaissaient qu’il avait agi en pleine indépendance d’esprit, sans être poussé par des mobiles personnels ou d’intérêts ; qu’il avait une haute conscience de ses responsabilités, un sens constant et très grand de l’intérêt national et qu’il croyait, à tort sans doute, mais de bonne foi, agir pour le bien du pays. »
Cette déclaration, dite par un homme dont le grade était supérieur à celui du président de la Cour, fit une très grande impression et il eût fallu laisser partir l’ingénieur général Bonte sur ses dernières paroles, même les journalistes avaient été subjugués.
Aussi, lorsque Le Coroller voulut intervenir, nous avons frémi. Cet avocat brillant venait, pendant trois semaines, de fournir un effort inimaginable. Le Coroller est, avant tout, un cérébral tout en nerfs et en intelligence. Il avait, sans cesse, déposé des conclusions, mis la Cour, fort judicieusement, dans l’embarras, contre-attaqué en marquant chaque fois des points. Ce jour-là, il était fatigué et, emporté par cette déclaration magistrale, il commit une imprudence.
- Pensez-vous, Monsieur, que l’accusé appartient à cette catégorie d’hommes que l’intérêt national demande de conserver ?
Demander cela à Bonte, fonctionnaire en activité, gouvernementaliste qui ne s’en cachait pas mais tellement honnête et humain qu’il avait décidé que quoi qu’il pense de l’attentat, il dirait publiquement tout le bien qu’il pensait de Jean, c’était trop.
- Je pense que mon avis peut aider la Cour quand il s’agit de l’ingénieur en chef Bastien-Thiry, pas davantage !
Et Le Coroller insistait :
- Mais c’est sur sa valeur technique que je vous interroge !
- J’ai dit qu’elle était très haute, qu’il avait beaucoup de valeur.
Nous n’en pouvions plus de sentir l’effet des paroles de Bonte se dissiper dans cette controverse qui n’amènerait rien.
- Y a-t-il intérêt à le garder vivant ?
Cette fois, il avait été trop loin et Bonte se crispa en répondant exaspéré :
- Je refuse de répondre !
Heureusement, arrivait ensuite André Flourens.
J’avais fait sa connaissance dès septembre mais avais entendu parler de lui depuis des années. Il était l’ami de Jean. Aussi angoissé qu’Hubert et moi par l’éventualité d’une peine définitive, il avait entrepris depuis des mois toutes les démarches nécessaires et possibles pour aider Jean et secourir Geneviève.
C’est lui qui avait, au reçu des télégrammes de la promotion 1948, effectué avec Hubert le tri et envoyé à chacun les coordonnées nécessaires pour se trouver prêt au moment voulu. C’est lui qui avait aidé Geneviève à faire valoir ses droits matériels dans la nouvelle situation créée par l’arrestation de Jean.
Mais surtout, il avait ouvert totalement son foyer aux trois filles de Jean et à la femme de son ami. Des semaines entières, pendant que Geneviève courait les audiences, les salles d’attente des avocats, les rues de Paris en des démarches infinies, Mme Flourens avait accueilli, hébergé, conduit et reconduit Hélène, Odile et Agnès.
Lorsque, épuisée par les journées pénibles ou émouvantes de ce dramatique procès, Geneviève arrivait chez eux, elle était assurée d’y trouver l’atmosphère d’amitié et de compréhension indispensable qui libère et redonne courage.
Surtout, Geneviève pouvait parler de Jean à André et pour une femme angoissée, cela n’a pas de prix.
Si Bonte avait décrit l’ingénieur, Flourens peignait l’ami :
- J’ai très bien connu mon camarade Bastien-Thiry, j’ai la même profession que lui. Nous avons fait notre service militaire ensemble, nous avons été ensemble dans l’aviation, nous avons eu depuis des relations très amicales, presque fraternelles.
« Sous son aspect très froid, il a un cœur d’or. J’ai pu le voir en de nombreuses occasions à l’X, quand il était chef de la Troupe d’Assistance publique en sup-Aéro, il était professeur bénévole pour enseigner la physique au cours du soir à des jeunes filles et à des jeunes gens qui voulaient passer leur bachot... Ces dernières années, j’ai eu l’occasion de voir à plusieurs reprises chez lui des petites filles noires qu’il avait hébergées parce que leur mère venait d’accoucher et qu’elles étaient dans la rue. Actuellement, il s’inquiète beaucoup de l’une d’entre elles dont il est le parrain.
« Je vous assure que c’est un homme d’honneur, très franc, très droit et j’ai été frappé d’avoir lu dans les journaux un portrait déformé de mon ami !
« Au mois de juin dernier, la dernière fois que je l’ai vu, je le sentais souffrir atrocement des événements et notamment des événements du 1er juillet et de la répression sanglante qui allait s’ensuivre. Par-delà, il ne voulait pas, il avait peur que ses petites filles puissent, un jour, vivre sous un régime communiste. »
CHAPITRE VI
Et le 20 février arriva.
Il y avait eu le 13 une intervention virulente du Premier ministre devant la Chambre des Députés pour que la prolongation de la Cour de Justice militaire soit acquise. Ce soir-là, Pompidou était monté à la tribune de l’Assemblée.
Avec une superbe dramatique, hurlant son indignation et sa colère de voir la Défense gagner jour après jour l’échéance du 25, sans que puisse aboutir ce procès, il avait jeté l’anathème contre tout le commando et s’en était pris violemment à son chef, vulgaire tueur à l’esprit dévoyé.
Quelques mois auparavant, Pompidou avait mis sa démission en jeu lorsque de Gaulle, apprenant le verdict du procès Salan, voulut faire exécuter Jouhaud. Cette démission probable et celle effective du chef d’état-major de la Région de Versailles avaient sauvé la tête de Jouhaud.
Le combat du colonel Bastien-Thiry et celui de Jouhaud étaient les mêmes quant au fond. Dans
la forme, le second avait fait tirer sur les policiers et les gardes du général de Gaulle. Le premier, plus radicalement sur le général de Gaulle lui-même.
Mais les buts restaient identiques, les raisons aussi.
Dans son intervention vibrante et méchante, Pompidou se rachetait aux yeux de son patron. Mon Frère était l’être idéal pour ce genre de réhabilitation.
Il n’avait aucun appui politique, aucun passé de relations ou de soutiens.
Personne, personne n’élèverait la voix ni de gauche ni de droite pour aider cet homme seul.
Ceux qui avaient été, un moment, ses compagnons de lutte, ses supérieurs de l’ombre se trouvaient tous en quelque cache ou quelque terre étrangère. Il avait raté, il était abandonné, c’est, paraît-il, la règle!
Et ce 20 février, la Chambre, sans une seconde d’hésitation, déféra au désir du gouvernement et prolongea, pour la seconde fois, un tribunal qui, dans l’esprit du droit français, ne pouvait être légal parce que les juges avaient été nommés par l’exécutif lui-même et qu’après leur verdict plus aucun recours ne se trouvait possible, hors la Grâce présidentielle.
Tous ces députés condamnaient mon Frère à se retrouver directement à la merci du seul général de Gaulle, alors que les lois françaises avaient jusqu’alors permis qu’entre des jurés, tirés au sort dans le peuple français et le Président de la République, il existât les remparts, les garde-fous de la rancœur personnelle : les juristes et leur Cour de Cassation.
En fait, ils le condamnaient à mort.
Parmi eux, le député de Lunéville.
Son père avait joué au bridge avec le grand-père de Jean, j’avais préparé ma philo avec sa fille. Quelques jours plus tôt, il m’avait aidé avec une sollicitude toute particulière à transformer le patrimoine de Jean en billets de banque, s’était déplacé plusieurs fois à Nancy pour faire accélérer certaines formalités.
Et cet homme, qui aux élections de 1958, s’était présenté contre le candidat U.N.R., qui, en votant contre la loi de prolongation n’aurait pas perdu une seule voix d’électeur, qui ne pouvait invoquer la discipline de parti puisqu’il n’avait pas d’étiquette, cet homme qui aurait pu, tout au moins, s’abstenir, vota oui, vota la prolongation de la Cour.
Pourquoi, mais pourquoi ?
Le 12 mars, il eut l’inconscience fantastique de demander à venir consoler mes parents. Il ne fut pas reçu.
Et quand le lendemain de ce vote courageux, je vis Jean avant l’audience de l’après-midi, il m’accueillit avec un sourire à la fois indulgent et malicieux.
- Alors, ton député a voté la prolongation !
Je n’osais plus le regarder. J’étais malade de honte. Je vivais avec des Lorrains depuis toujours, je vivais près d’eux mais hors d’eux depuis cinq mois et ne savais que répondre.
- D’après les journaux, il paraît que certains maires vosgiens ont fait une pétition pour dire que ce procès leur semblait trop long et que nous méritions tous que l’on nous coupe le cou le plus vite possible.
Et dans ces remarques qui se voulaient faites avec légèreté et négligence, je sentais toute la déception d’un homme qui se moque éperdument de son cou mais ne se résigne pas à accepter que ses proclamations, ses mises en garde solennelles, ses démonstrations, n’aient abouti qu’à cela : une pétition de mise à mort ou un vote affirmatif par le député de sa ville natale.
- François Valentin est mort trop tôt, beaucoup trop tôt, il serait peut-être arrivé à secouer l’apathie, la conscience de notre sacrée Lorraine. Mais tu verras, Gabriel, bientôt ils comprendront, ils ouvriront les yeux.
J’en étais beaucoup moins sûr et de toute façon, pour lui, pour nous, il serait inutile, trop tard !
A partir de cette date, pour toutes les familles des accusés, pour leurs rares amis, l’atmosphère s’alourdit encore. Nous savions que reculer le verdict ne servirait plus à rien quant aux conclusions finales mais les jours gagnés restaient des jours de vie et cette échéance reculée valait bien nos émotions successives à des séances poignantes.
C’est au déjeuner de midi, pris dans un petit bistrot face au Fort, grouillant de monde, qu’entre deux séances, nous reprenions contact avec l’existence courante. Nous passions, sans transition, de la tragédie continue à l’ambiance familière d’un bistrot de Paris qui n’a pour unique souci que de servir au plus vite ses clients pour que d’autres puissent prendre la place.
Cette douche écossaise nous était nécessaire, indispensable. Nous nous forcions tout d’abord à ne pas parler de Vincennes, mais, très vite nous n’en pouvions plus de ne pas échanger nos impressions. Et, timidement, l’un d’entre nous émettait une réflexion ; aussitôt, la séance du matin défilait devant nos assiettes.
Geneviève grignotait le premier plat, et faisait ensuite le siège du téléphone pour obtenir des nouvelles de ses filles, demander si le prochain témoin était bien arrivé à Paris ou si les documents que Jean lui demandait sans cesse pour sa défense, se trouvaient bien chez la personne qui devait les posséder.
Son père venait souvent nous rejoindre. Il n’avait pas les mêmes idées que Jean sur bien des points, mais apportait sans restriction son réconfort à sa fille et son affection à son gendre.
Nous déjeunions parfois à quatre ou cinq, parfois à huit ou neuf. Parmi les habitués de ces repas
vite pris : maître Marie Labedan-Piussan ; elle était l’assistante d’Isorni, mais depuis que Gerthoffer et Reboul l’avaient fait exclure de l’Ordre, elle continuait à défendre Jacques Prévôt de toutes ses forces, avec l’énergie impitoyable d’une femme qui sent rôder la mort.
Personne ne soupçonnera jamais ce qu’apporta à tous les accusés cette jeune femme distinguée, fine, toute en sensibilité, vibrante ! Les avocats oublient trop souvent que leur client n’existe pas que dans le prétoire et que la moindre attention a des résonances multiples, que de toutes petites choses peuvent adoucir l’étiolement d’une existence emmurée.
Ses interventions n’étaient pas spectaculaires ni bruyantes, mais ce qu’elle avait décidé d’entreprendre, elle le menait jusqu’au bout et parfaitement.
C’est elle qui chaque jour arrivait les bras chargés de journaux et des menues emplettes que chaque accusé lui avait réclamées. C’est elle qui passait des heures, en semaine ou le dimanche, à bavarder, à remonter, à convaincre ceux qu’aucun parent, qu’aucun être humain ne venait assister. C’est elle qui s’employait à détendre le commando, lorsque la séance avait été mauvaise, à le faire rire. C’est elle, enfin, qui leur rapportait les petites anecdotes, les derniers ragots sur la Cour ou le gouvernement pour égayer la solitude intolérable qui reprenait chacun dès qu’il avait franchi les quatre murs de sa cellule.
Ce n’était pas seulement jusqu’au bout de sa peine que cette jeune femme généreuse menait son action, mais jusqu’au bout de sa santé, et son mari, chirurgien de talent, qui prenait ses repas avec nous, s’inquiétait à juste titre de la mine effroyable que les affres de ce terrible procès donnaient au visage de Marie Labedan-Piussan.
Comme toute femme de cœur, elle se donnait totalement à sa mission, comme toute mère, elle haïssait la mort, comme toute sœur, elle employait son énergie indomptable à réconcilier les pères avec leurs fils. Mais l’attitude hostile et fermée des juges que la jeunesse des accusés ne désarmait pas l’accablait.
Dans ce palais de la frite et de l’entrecôte-minute, dans ce parfum de graille et de fumée refroidie, nous reprenions pourtant notre souffle. Ma femme vint m’y attendre souvent, mais Gerthoffer lui ayant refusé l’accès de Vincennes, elle s’en retourna auprès des enfants. Mes sœurs eurent droit à une visite, à embrasser une fois ce frère pour lequel elles tremblaient si fort et participèrent à ce déjeuner qui n’avait de saveur que parce que Jean y présidait.
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 14:31
CHAPITRE VII
Ainsi, le 20 février 1963, la Chambre désavoue irrémédiablement la défense de la Cour de Sûreté militaire. Le retardement en lui-même n’a plus, dès ce jour, la même signification. Et les avocats, abandonnent aussitôt un bon tiers des témoins pressentis au début de ce procès. Les avocats font donner la garde.
L’armée française défile dans l’hémicycle... une partie de l’armée française !!!
Des pairs s’adressent à d’autres pairs. Des généraux empoignent la barre à pleines mains et font baisser les yeux du général Gardet, du brigadier Binoclie, du colonel Bocquet.
Personnellement, je ne pensais pas que l’on trouverait encore de nouveaux officiers généraux pour ajouter leur nom à la liste déjà si longue de ceux qui avaient témoigné lors d’autres procès célèbres, traitant eux aussi de l’Algérie. Et pourtant les généraux, qui prêtaient serment ce jour-là, le faisaient pour la première fois et leur récit complétait, renforçait par d’autres détails, d’autres visions, les rapports déjà si complets des responsables militaires qui les avaient précédés devant d’autres Cours.
En civil, en uniforme, des cavaliers, des parachutistes, des artilleurs, des fantassins se mettaient au garde-à-vous devant le président Gardet. Ils avaient tous un point commun, tous avaient donné leur démission ou demandé leur mise en disponibilité. Ils tournaient en rond chez eux, ou se préparaient à refaire carrière comme chef du personnel, inspecteur d’assurances ou démarcheur en publicité. Ces prétoriens, parce qu’ils n’avaient pas voulu ressembler aux juges qu’ils intimidaient, essayaient à présent, de faire vivre leur famille grâce au dur apprentissage de parasites indispensables à toute société industrialisée.
A chaque entrée nouvelle, les neuf hommes du commando se levaient et saluaient avec respect l’officier supérieur qui s’était déplacé pour témoigner en faveur de leurs idées et de leur engagement.
Mais pendant qu’ils parlaient, en suivant leur réflexe d’orgueil atteint, de honte mal contenue, de lassitude, je cherchais à qui me faisaient penser ces hommes révoltés et vaincus. Ces dos courbés qui se redressent brusquement, ces yeux surtout tantôt noyés par d’innombrables souvenirs douloureux, tantôt perçants et accusateurs !
Mon Père, ces hommes te ressemblaient !
Souviens-toi, c’était il y a vingt et un ans, déjà, que soutien de famille nombreuse et blessé, l’armée allemande te rendait à nous. J’étais trop petit et à cet âge on ne juge pas, on ne résout pas, mais l’on constate.
La dernière vision du chef d’escadron Pierre Bastien-Thiry, je l’avais eue lorsque, avec ma mère, j’étais venu te dire adieu la veille de ton départ de Metz pour le front. J’aimais, sans l’expliquer, ton regard si décidé, ton dernier baiser très fort, mais hâtif.
Jamais, de ma mémoire, ne s’effacera le souvenir de mon père botté, casqué et sûr de son autorité. Mais, jamais non plus ne s’effacera de ma mémoire, l’impression que j’ai ressentie lorsque à la joie de ton retour vingt mois plus tard, j’ai compris que tu ne serais jamais plus le même, que 1940 m’avait changé mon père ; cet homme amaigri, qui ne sortait de son silence que pour justifier l’armée et condamner la stratégie invraisemblable, l’incurie des chefs militaires de la IIIe République.
A cette époque, je tenais peu de place, et lorsque tu te croyais seul, je t’ai vu arrêter net une intégrale ou lever la tête brusquement et te dresser en murmurant « les salauds ». Pour la dixième fois, tu ouvrais l’Atlas de France et le barrais de grands traits rouges et bleus. Parfois, le soir, tu entretenais les Garçons de la tentative désespérée de Weygand pour couper l’armée allemande en deux.
Avec quel mépris tu déclarais : « Ils l’ont rappelé trop tard et ces incapables vont essayer de lui faire endosser leurs saloperies, alors que le seul dans cette débâcle qui ait tenté la seule manœuvre possible, c’est lui. »
Tout doucement, le traumatisme s’est adouci, l’espérance renaissait en toi parce qu’un officier indiscipliné mais dévoré par sa foi en la Victoire appelait à de nouvelles batailles.
Cette voix, celle-là même qui a ressuscité ton âme de soldat et d’homme, vient, en quatre ans, de mutiler celle de ton fils Jean.
Non, mon Père, il ne suffit pas toujours d’obéir. Tu m’as souvent répété la phrase de Napoléon : « La guerre est un art simple, fait uniquement d’exécution. » Il faut au moins que le Chef sache ce qu’il veut faire exécuter.
Alors que le général de Gaulle, dès son retour au pouvoir, choisit comme art militaire le Verbe. Il fallait donc respecter le contenu de ce Verbe. Malheureusement, doublant le chef militaire, surgit l’homme historique !
Et croyant, au cours des premières années, qu’il suffirait que de Gaulle apparaisse, déclare, proclame* pour que l’Algérie redevienne une série de départements français assagis sous son autorité, il multiplie les discours dans ce sens, espérant qu’il en tirerait la réputation d’homme unique pour ce genre de situation. Mais il s’impatiente vite de cette gloire qui piétine et décide de laisser le F.L.N. maître du terrain. Il ne resta plus qu’à réduire ceux qu’il avait envoyés là-bas atteindre son premier objectif et qui ne voulurent pas en changer.
*N.P. Comme un certain Jupiter…
Mais pour moi, mon Père, qui suis le seul homme de la famille à ne pas être officier et qui ne peux donc être taxé de chauvinisme militaire, pour moi un chou est un chou. De même que je reconnais au général de Gaulle le bien-fondé de ses paroles d’espoir pendant l’occupation, de même je nie qu’il ait sauvé la France en 1945 ; de même pour l’Algérie il n’a pas résolu le problème, il a arrêté la guerre, mais qu’a-t-il fait des victimes de cette paix ?
Je suis peut-être un simple d’esprit, mais je sais que, sous-officier rappelé en Algérie, si j’avais perdu ou abandonné ma mitraillette, je passais devant le tribunal militaire. Nous abandonnons à l’ennemi 100 000 harkis recrutés sur l’ordre du chef de l’armée, nous obligeons à s’exiler 1 100 000 des nôtres, et les gaullistes s’en vantent, mais c’est un défi ! Je ne dis pas que le geste de Jean soit un exemple, mais que sa réaction nous a purifiés.
Non, mon Père, ces officiers généraux n’étaient pas des naïfs et n’avaient pas outrepassé leurs droits, pas plus qu’ils n’avaient essayé de forcer la main de leur patron pour je ne sais quelle raison de prestige ou d’ambition. Ils avaient obéi quand, en 1960, de Gaulle proclama : « L’armée a la mission de réduire la rébellion pour l’empêcher d’étendre sa dictature de misère sur l’Algérie et doit de plus donner à toutes les populations toutes les raisons qu’elles ont de rester attachées à la France. » Tu sais ce que représente dans la pratique l’application d’un tel programme ! Il oblige les responsables militaires sur le terrain à « mouiller » toutes les populations de bonne volonté. Pour un honnête homme, engager des gens implique de les protéger.
Ne t’étonne pas qu’au procès de ton fils, un général de division, le général Casenave, sorte du silence pour dire très simplement : « En 1960, j’avais le commandement militaire et j’exerçais les pouvoirs du préfet à Sétif ; peu après, j’ai été nommé à Orléansville. Partout où je suis passé, où j’ai commandé, j’ai, sur ordre, rallié les populations. »
« L’Inspecteur régional de Constantine m’a même dit que j’étais épatant. Parce que j’ai obéi, tous les harkis, tous les notables que j’ai approchés, ont été massacrés par le F.L.N. dès les accords d’Evian signés. A Ouarza, à Sélika, à Serara, à Farraoun, je buvais le thé de la paix. Tous, tous ont été égorgés. Dans l’Orléansvillois, actuellement, Si-Hassène fait la loi. J’ai dans mes dossiers une photo de lui en train de couper à l’un de ses frères la langue avec une paire de ciseaux ! Les journalistes nous le présentent aujourd’hui comme l’un des hommes forts de l’Algérie nouvelle, cet homme, je le connaissais comme l’un des pires bourreaux de la rébellion.
« Alors, je ne peux m’empêcher de penser que tromper les hommes, qui se font tuer sur les buts de leur combat et le sens de leur sacrifice, c’est les traiter comme des mercenaires, dont peu importe ce qu’ils pensent, dont peu importe que finalement, ils meurent sans savoir pourquoi, mais ils sont morts et aujourd’hui encore, j’attends qu’une cérémonie officielle rende les honneurs qui leur sont dus aux morts de cette guerre ! La France n’honore plus ses morts ! »
Merci, mon général. Mais les morts sont en paix, nous pas. Et Jean, dans ce box dégradant, en témoigne pour toute sa génération. Et toi mon Père, comprends que tant de duplicité ait pu obscurcir les lumières de notre intelligence, que devant tant de mensonges, nous ne soyons plus préservés de l’erreur, ne sens-tu pas à quel point nous avons besoin d’être guéris et non condamnés ?
En 1940, je sais, votre mission était plus simple. Tu avais une série de batteries, sur ordre tes canons tiraient. Quand l’ennemi a investi tes positions et t’a ramassé sans connaissance, la guerre était perdue. Tu n’y avais aucune responsabilité et pourtant, je me souviens dans quel état cette défaite avait mis ta conscience.
Mais quand le général Partiot succède à Casenave et rappelle la mission impartie à ses officiers, tu avoueras que le dénouement ait quelques raisons de meurtrir définitivement tes cadets, écoute- le, entends quelques phrases retenues par ton fils, le terrien :
« Notre mission principale était d’attirer les populations à la France par le cœur et par l’esprit, il fallait s’engager personnellement. Un engagement de tous les jours, de toutes les semaines. Il fallait dire au mogazni qui voulait s’en aller « reste avec moi », au garde-forestier : « Ne pars pas, nous sommes là, nous resterons. » Mais, lorsque les choses ont changé, un jour les officiers S.A.S. ont vu leurs mogaznis égorgés. C’est dur, c’est effroyable pour ceux qui ont vécu cela. Un de mes camarades m’a dit : « Je crois préférable de quitter la S.A.S. et de rendre mes galons. » Il est dans un ordre religieux !
« Je demande respectueusement au Tribunal de penser que les officiers qui avaient un idéal si haut et qui sont tombés maintenant au fond du malheur par un chemin dont ils sont persuadés qu’il n’a jamais quitté l’honneur, de penser que ces officiers ont droit à l’indulgence car ils ont cru suivre la voix de l’honneur et de leur conscience. »
Mais cet officier, livide de mépris, aussi raide que dans une bataille, émouvant dans sa brièveté, ne dit pas comment lui aussi a quitté l’armée. Moi, je le sais et ne peux oublier. Son départ est tout récent ; il commandait il y a quelques mois encore, l’état-major de Versailles. Un soir les ordres sont venus de préparer la mise en scène qui précède les exécutions capitales. Il a lu cette note de service, l’a poussée sur un bout de table, a pris une feuille de papier et d’un trait a écrit sa démission.
Il venait de sauver Jouhaud.
Ensuite, il a fait appeler son adjoint pour lui annoncer qu’il devenait temporairement chef d’état-major. Les deux hommes se sont souri tristement, mais ces sourires de compréhension valent, en un moment pareil, toutes les joies.
Et si l’on a pu dire, qu’après de tels déchirements, l’armée avait cessé d’appartenir aux grands corps de l’État, il existait dans ses débris des hommes capables d’une solidarité normale, ayant un sens des traditions irréprochable.
Évidemment aucun de ceux-là ne figurait dans le Tribunal. Il aurait tout de même découlé de la plus stricte honnêteté de mélanger aux juges choisis des officiers tels que Partiot, Casenave, Pouilly, mais le dossier Bastien-Thiry revêtait une telle importance que seuls de vrais fidèles devaient l’étudier.
J’ai cru, naïvement, que la rencontre de camarades de combat, formés dans le même creuset des réflexes d’honneur, donnerait à cette confrontation, de part et d’autre de la barre, des moments émouvants, que dans les yeux des cinq hommes qui écoutaient les leurs je découvrirais, ne serait-ce qu’un instant, une lueur de fraternité, l’esquisse d’un élan commun. Cette confrontation devenait hallucinante par l’attitude de ces cinq juges qui regardaient, du haut de leur estrade, avec condescendance et un rien d’ironie, leurs camarades aujourd’hui de l’autre côté de la barrière, pour toujours séparés d’eux par des chemins que les tempéraments et les caractères avaient tracés.
Et le contraste entre ceux qui témoignaient et ceux qui les observaient me faisait frémir, tant les seconds me semblaient cuirassés contre toute pitié, toute compassion, toute mansuétude.
Que leur importaient les hésitations, les scrupules de ces généraux trop bavards, un officier est toujours couvert et si le Chef a refusé que l’on sauve leurs harkis, ce n’est pas leur affaire. Par contre, le Chef leur a fait l’honneur de les nommer pour juger des hommes, qu’importe qu’ils soient jeunes, des hommes qui ont tiré un soir au Petit-Clamart, là est leur mission, alors pourquoi ces dramatiques interventions de camarades qui n’ont plus rien à faire dans une armée qu’ils ont quittée ?
Pourtant moi, qui avais écouté ces généraux, ces capitaines très sensibilisés, je n’arrivais pas à m’habituer. Mais ces juges, qui se sentaient à l’abri, m’horrifiaient.
Ainsi, la voix du dernier témoin venu au secours du commando vient de se taire.
Dans un brouhaha de pieds qui raclent le plancher, de dossiers qui se ferment, le greffier sera le dernier à parler encore de Jean avant le réquisitoire. Il lit, avec un fort accent bourguignon, le ton mal assuré d’un primaire, l’émouvante lettre qu’Hubert a adressée au tribunal. Malgré la pudeur du style, la discrétion des sentiments, tout l’amour fraternel de l’un pour l’autre jaillit de ces quelques lignes, belles, sincères, justes, mais que la vulgarité de celui qui les transmet à la salle dénature et communique si mal aux esprits de gens pressés d’aller dîner.
Demain, le réquisitoire !
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE I
Lorsque l’avocat général s’est levé, nous n’espérions certes pas voir surgir un second Besson. Mais nous étions en droit d’attendre que l’homme qui se dressait avait de son rôle une idée assez élevée pour ne pas rendre plus abominable un texte qui, de par ses réquisitions, l’était déjà suffisamment.
Il me semblait que dans la construction normale d’un réquisitoire politique, la thèse devait, en même temps qu’elle présentait les faits, donner une large part à l’analyse des mobiles qui avaient poussé les accusés. Je croyais qu’il était indispensable de fouiller le caractère de chaque participant et les incidences que les événements avaient pu faire résonner en lui.
Un avocat général, pensais-je, était de par sa fonction et son expérience, un professionnel dans la maîtrise de saisir les nuances, les élans, les sentiments qui habitaient les hommes pour qui il réclamait une punition. J’espérais naïvement que le passage des témoins lui avait permis de mieux comprendre les motifs de leur engagement. Je ne dis pas de les excuser, de les comprendre.
Que l’antithèse soutienne que malgré cette compréhension, les voies de fait patentes ne justifient pas la clémence et que la synthèse amène des conclusions terribles, c’est le rôle du magistrat. Mais s’il était incapable de construire pareil texte, d’équilibrer son accusation, pourquoi se charger d’une si lourde tâche, pourquoi ne pas déposer immédiatement ses réquisitions ?
En écoutant parler cet homme aux lèvres minces jusqu’à l’absence, au regard atone et à l’assurance des honnêtes gens de mauvaise foi, je ne pouvais réaliser qu’un homme sensé osât lire publiquement de tels écrits !
Dans la salle, bondée pour la circonstance par de grands maîtres du barreau venus au spectacle, des exclamations indignées fusaient. Juste devant moi, un avocat célèbre, assis en curieux, manifestait sa stupéfaction.
Mais Gerthoffer n’avait cure de ces protestations murmurées. Et pendant les deux tiers de son exposé, au cours de deux longues heures insipides et ternes, il démontra que la thèse de l’enlèvement était à son sens dénuée de tout fondement et qu’il s’agissait bien d’une tentative de meurtre.
Nous assistions à un réquisitoire politique et enlever ou tuer le Chef de l’Etat ne changeait rien au problème. Je ne pense pas faire preuve d’amoralité en ne voyant à cette variation des faits qu’une nuance si mince que la première hypothèse ne pouvait en aucun cas, si elle était démontrée, amener plus de circonstances atténuantes que la seconde.
Le problème ne se trouvait pas là.
Les circonstances atténuantes devaient être attribuées car finalement, attentat ou enlèvement, il n’y avait eu aucune victime.
Les circonstances atténuantes pouvaient être attribuées s’il était reconnu que le climat des accords d’Evian, non respectés par le F.L.N. et non défendus par la France malgré les promesses des deux parties, était susceptible d’excuser ou non la réaction passionnée de tous les membres du commando.
Gerthoffer n’y fit pas une seule allusion, n’en parla pas un seul instant. Passer sous silence cette question primordiale devenait tout simplement odieux.
Par contre, il eut un moment d’élan véritable en justifiant la politique algérienne du général de Gaulle. Il se référa même pour appuyer ses conceptions à une citation de Lyautey qu’il pensait inattaquable. Le maréchal l’était, mais pas la citation.
Hélas, la superbe indigence de Gerthoffer ne s’arrêtait pas à de si petits détails et je n’oublierai jamais sa conviction lorsqu’il s’exclama :
- Faut-il vous rappeler, Messieurs, à cet égard, que dès 1920 le maréchal Lyautey dont l’amour de la Patrie, la clairvoyance et la haute conscience sont indiscutables et indiscutés, pouvait s’écrier : « Il faut regarder la situation bien en face, la situation du monde et spécialement la situation du monde musulman. Ce n’est pas en vain qu’ont été lancées à travers le monde les formules du droit des peuples à disposer d’eux- mêmes et les idées d’émancipation dans le sens révolutionnaire. Il est à prévoir, et je crois comme une vérité historique, que dans un temps plus ou moins lointain, l’Afrique du Nord évoluée, vivant de sa vie, se détachera de la Métropole. A ce moment-là, le but suprême sera que cette séparation se passe sans douleur. »
Et Gerthoffer allait se mettre à discourir sur ce texte.
Mais heureusement, Tixier-Vignancour veillait. Comme je l’ai aimé, lorsque patelin et ahuri de tant d’outrecuidance, il stoppa net le contentement suffisant de l’avocat général.
- Votre citation est identiquement la même que celle qui a été évoquée par le général de Gaulle aux secondes obsèques du maréchal Lyautey, c’est-à-dire lors de son inhumation aux Invalides.
« Ah, monsieur le Procureur, voyez-vous, il ne faut pas reproduire ainsi les discours du général de Gaulle, sans une vérification particulière. Parce que le texte de Lyautey, je l’ai là. Eh bien, en effet, la première phrase est de Lyautey et le reste, ce n’est pas du maréchal mais c’est du général de Gaulle.
« Et telle que j’ai connu l’histoire du maréchal, il devait, selon la formule d’Huysmans, taper à la caisse.
« Et pour que Lyautey ne soit pas déshonoré à titre posthume pour avoir écrit des inepties absolument pas compatibles avec l’année 1920, je vais vous lire un texte qui va définir très exactement la situation dans laquelle tous les membres de la Cour militaire de Justice se sont trouvés. Et cette fois, ce sera signé Lyautey, ce sera vraiment signé Lyautey !
« Il y avait une situation grave aux confins algéro-marocains et le gouvernement envoie un télégramme à Lyautey : « Evacuez ! » Comme la Ve République a dit à nos troupes en Algérie : « Evacuez ! » Voici les réactions de Lyautey dans sa réponse télégraphiée :
« Commandant sud-oranais à ministre de la Guerre. C’est avec profonde certitude et le sentiment le plus grand de ma responsabilité pour la sécurité sud-oranaise que le gouvernement m’a confiée, que je vous adjure de présenter les observations qui peuvent échapper quand on n’est pas sur place et demande sursis jusqu’à rapport détaillé pour qu’on n’ait pas l’air de fuir devant Ben-Amara et abandonner population à sa vengeance.
« M’étant d’ailleurs engagé personnellement vis-à-vis des populations au nom de la France et ayant ainsi amené à se grouper et à retrouver sécurité inconnue depuis sept ans, je ne pourrais sans manquer à l’honneur, procéder moi-même à cette mesure. Et si maintien, demande respectueusement à être mis en disponibilité, de manière à être mis seul en cause vis-à-vis des populations et à ce qu’elles se rendent compte que c’est moi et moi seul qui ai indûment engagé parole du gouvernement, et me sachant désavoué, ne puissent que me suspecter et non pas la parole du gouvernement de la République. »
N’importe quel homme à l’épiderme un peu sensible, pris en flagrant délit de tronquer ainsi la pensée d’un homme illustre, aurait accusé le coup. Mais cet homme qui dès le début du procès montra qu’il était incapable de dominer les débats, cet homme ne perçut pas le moins du monde, l’effarante position dans laquelle il venait de se mettre. Il enchaîna par un autre paragraphe qu’il ne semblait pas mieux connaître.
- Il y a dans cette affaire, Messieurs, une chose assez curieuse. Certains accusés se disent chrétiens, or que dit le pape ? Il encourage « la Paix véritable qui résulte des accords loyalement consentis dans le respect du Droit ». Comme si les accords d’Evian pouvaient être sanctionnés par cette épithète ! Puis, il réfute le qualificatif de génocide, comme n’étant employable que pour les Allemands qui avaient mis à mort quinze millions de personnes.
Et finalement, Gerthoffer se lança pour condamner les accusés dans un interminable commentaire sur une lettre de Salan ordonnant des consignes à toute la population algérienne. Il fallut que Tixier-Vignancour se lève et lui rappelle que nous n’étions plus au procès Salan et que ce dernier avait d’ailleurs bénéficié des circonstances atténuantes.
Alors, ce médiocre qui n’avait rien senti, rien analysé, s’écrie : « Messieurs, ces hommes que vous jugez, veulent qu’une faible minorité puisse asservir une majorité pacifique par les armes. J’en arrive donc aux conclusions :
« Bastien-Thiry était le chef, certes il n’a pas tiré mais poussé ses complices à tirer. C’est un homme instruit qui paraît aveuglé par la haine... Sa responsabilité est écrasante. Aussi, j’ai le devoir de requérir contre lui la peine de mort ! »
Sans une trace d’émotion, sans regarder mon Frère, sans une intonation plus basse ou plus élevée, d’un débit monocorde, Gerthoffer égrena chacun des noms présents ou absents.
La mort, la mort, sept fois ce mot retentit, comme s’il disait la vie, présent, ou la pêche !
Bougrenet de La Tocnaye, la mort ! Buisines, Wattin, Sari, Marton, la mort. Tout de suite ou par défaut, la mort !
Prévôt, Condé, Naudin, à perpétuité !
Bertin, Varga, Magade, vingt ans !
Ducasse et Constantin, de cinq à trois ans !
- Messieurs, la France attend votre jugement. Je dis bien la France, la vraie France qui n’est pas celle dont prétendent se recommander quelques arrivistes, profiteurs, comploteurs ou tueurs. La France qui a soif de Justice !
Ce n’était pas possible ! Une telle pauvreté, une indigence d’esprit si flagrante qu’elle vous laissait aussi ahuris que révoltés. Les quatre adjectifs de la fin bourdonnaient à mes oreilles, sans pouvoir atteindre mon cerveau. Ainsi, voilà résumé ce qu’avait retenu du témoignage de cent témoins, des déclarations successives et généreuses de chaque accusé, voilà ce qu’ils étaient devenus dans l’esprit de ce borné. Il ne savait ni construire ni démolir, tout juste enrober d’articles juridiques des réquisitions qu’un stagiaire aurait certainement mieux présentées.
Et pourtant, cette bouche, parce qu’elle avait droit de dire : « Je requiers la peine de mort », cette bouche avait l’importance conférée à tous ceux qui détiennent le droit de vie et de mort sur leur prochain.
Arrivistes ! Cette bouche dont le propriétaire n’avait pas entendu la supplique déchirante du capitaine Lassère, s’écriant hier matin : « Je crois qu’en France, les tribunaux ont une certaine répugnance à juger les crimes passionnels, eh bien, ce problème de l’Algérie était devenu pour nous tous passionnel. On ne peut nous juger, vous ne pouvez les juger ! »
Cette bouche avait dit « profiteurs ! ». Et en même temps, elle avait déverrouillé la première des portes donnant accès aux fossés du Fort-d’Ivry.
Je suis sorti à travers les interjections de tous les professionnels : « Incroyable, inouï ! » Hélas, le lendemain allait nous démontrer que des choses incroyables, le Paris de février 1963 en avait plein ses rues.
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 14:46
CHAPITRE II
Les plaidoiries devaient commencer ce jour-là mais une affaire stupéfiante, inimaginable allait retarder les propos de chacun des avocats. En sortant hier soir de ce réquisitoire hallucinant, nous avions appris l’arrestation du colonel Argoud.
Lorsque certains détails des conditions rocambolesques de cet enlèvement commencèrent à filtrer, je fus atteint d’un dégoût sans pareil.
Un des plus brillants cerveaux de l’armée française, cavalier des Chasseurs d’Afrique, colonel bardé de décorations et redouté pour sa personnalité et son indépendance, venait d’être livré, saucissonné comme un vulgaire paquet, après avoir été assommé dans une rue de Munich.
Il n’avait plus d’humain dans le visage que ses cheveux ! Comme tout le monde, je crus que les barbouzes civiles avaient accompli cet ignoble forfait. Mais lorsque les avocats se mirent à chuchoter qu’il n’était pas impossible d’attribuer ce triste exploit à une dizaine d’officiers et sous-officiers du 11e choc, je fus pris de nausée.
J’avais effectué mon service militaire dans cette unité. J’étais l’un de ses réservistes. En 1956, j’y avais été rappelé pour servir en Algérie. Et ce bataillon, à mes yeux le meilleur de France, avait à présent à sa tête un officier supérieur capable d’accomplir une telle mission. Et ce colonel avait trouvé une poignée d’officiers pour réaliser ce projet ! Le monde ne tournait plus rond, en tout cas il s’écroulait autour de moi.
Ce bataillon était né après la guerre des débris du 1er commando de France et sous les ordres d’un capitaine, ancien S.A.S., avait remis en état la citadelle de Mont-Louis.
Le commandant Godard, le futur ex-colonel, en avait été ensuite le chef jusqu’à son départ en 1953 pour l’Indochine. Il lui donna une vitalité extraordinaire : Perpignan, Mont-Louis, Collioures, devinrent les bases indispensables à l’entraînement des jeunes recrues.
Un mois avant la quille, certains officiers et sous-officiers de réserve étaient sélectionnés pour accomplir un ultime stage à Cercottes. Ils passaient différentes épreuves et une demi-douzaine d’entre eux se voyaient admis comme Cercottins. Je fus l’un d’eux ! Sabotage, sport de combat, opérations survie, jours et nuits, l’entraînement se poursuivait dans la campagne solognote suivant les grands principes de la dure école anglaise.
Coiffant ces différents centres, Paris : le Président du Conseil. Mais effectivement les bureaux du S.D.E.C. à la Piscine.
A l’époque, nous ne prononcions jamais ce nom qu’avec un respect teinté de béate admiration. Car la Piscine représentait, pour le réserviste, le mystère des agents en mission à l’étranger, les directives top-secret qui parvenaient à certains de nos camarades d’active vers quelques missions de récupération ou de transmission dans un pays lointain ou très proche. Ils disparaissaient quelques semaines et à leur retour, personne ne posait de question.
En 1953, le colonel Decorse succéda à Godard. Ancien polytechnicien, il rentrait d’Indochine. Il avait épousé là-bas une infirmière de l’Air célèbre, et la légende, sûrement fausse, voulait qu’elle ait sauté en opération alors qu’elle était enceinte. Et nous surnommions l’aîné de leurs enfants « Ventral ».
Sous ses ordres, le prestigieux 11e choc devint demi-brigade et dès 1955 s’illustra en Algérie à Fort-de-l’Eau d’abord ; en haute Kabylie l’année d’après à Béni-Douala.
Au moment de Suez, une des centaines saute à Port-Fouad, alors que l’ensemble de la demi-brigade vogue dix jours vers l’Egypte et ne débarquera finalement qu’à... Alger, l’humiliation et la fureur au cœur. Elle fut ensuite chargée de missions, d’interventions légères et donna son plein rendement dans le Sud : affaire Ben-Ounis*, infiltrations en Tunisie. Pendant ce temps, une grande partie des agents militaires de la Piscine mènent la vie dure en Allemagne, en Suisse, au Moyen-Orient à tous les fournisseurs d’armes du F.L.N. et font des coupes sombres dans leurs rangs.
*N.P. L’auteur veut parler de Bellounis.
En 1958, la demi-brigade avait joué un rôle primordial en Corse en désarmant les C.R.S. venus mettre de l’ordre et du calme dans l’île et bien que dépendant du Président du Conseil, avait aidé le coup d’Etat.
Parce que le 11e tout entier voulait garder l’Algérie à la France et luttait pour elle. Mais voilà, il avait aidé à mettre en place un homme qui, après avoir dit oui, avait dit non et qui maintenant, savait-on, avait toujours pensé : probablement non. Et Decorse quitta la demi-brigade.
Son remplaçant, on le trouva. Attaché militaire dans une ambassade, depuis quelques années, ancien de Londres, spécialiste au B.C.R.A. pendant la guerre, il brûlait de donner des preuves de sa fidélité, de son efficacité. Et c’est ainsi qu’oubliant qu’un officier français révolté n’est pas un agent ennemi, oubliant pourquoi cet officier s’était révolté, il mit l’énorme force dont il disposait au service de M. Foccart dans le but de livrer le colonel Argoud à la justice française quels qu’en soient les moyens.
Il trouva, pour l’aider, d’autres officiers « fidèles », tel le capitaine Derandeux, passé maintenant à la Sécurité militaire.
La 11e demi-brigade de choc était irrémédiablement ternie. Le gouvernement ne pardonnera pas cet excès de zèle, tout au moins fera semblant et ordonnera de dissoudre cette unité que la vilenie de son colonel rendait trop encombrante.
Cet officier s’appelle Mergelen*, il est toujours en activité.
N.P. Là aussi, il s’agit d’Albert Merglen.
Evidemment, Tixier-Vignancour et Le Coroller bondirent sur cette chance offerte et ne laissèrent pas inexploitée cette situation nouvelle. Avec une énergie redoublée, ils attaquèrent dès l’ouverture de la séance et demandèrent un supplément d’informations. Ils désiraient que le colonel Argoud, l’un des chefs officiels du C.N.R., comparaisse au Fort-Neuf de Vincennes.
Un peu égoïstement et je m’en excuse auprès d’Argoud, espérant que la présence de ce chef diminuerait un peu la responsabilité de Jean, j’ai désiré ardemment que cette requête aboutisse.
Mon espoir fut de courte durée. La voix du président Gardet et les réponses de mon Frère me rappelèrent vite au réalisme de la situation.
Le président : Bastien-Thiry, Argoud est-il votre chef ?
Jean : Je ne peux répondre dans ces conditions !
Le président : Est-ce le colonel Argoud qui vous a donné des ordres concernant l’attentat du Petit-Clamart ?
Jean : C’est le Conseil National de la Résistance qui a ordonné cette opération.
Tixier-Vignancour ne se tenait pas pour battu.
Puisque son client ne voulait pas saisir la perche qu’il venait de lui tendre, il demanda que l’on interrogeât Argoud dans sa cellule.
Malgré le veto de Gerthoffer, la Cour accepta. Cette entrevue ne donna évidemment rien de positif.
Les plaidoiries allaient donc commencer. Non, pas encore. Prévôt s’est levé.
- Monsieur le Président, je me permets respectueusement de vous rappeler que Buisines a été désigné par moi comme tireur au F.M. J’ai l’entière responsabilité de sa présence dans le commando. Si dans cette affaire, une peine de mort devait être requise, c’est contre moi et non contre lui. Je pense que le tribunal rétablira les responsabilités et que Buisines ne sera pas sanctionné plus sévèrement que moi.
Alors Magade lui aussi s’est levé.
- Je demande simplement la parole pour demander pardon à mes camarades de les avoir mis en cause et par voie de conséquence, je demande au tribunal de me juger plus sévèrement pour les avoir mis en cause.
Et puis Constantin se dresse.
- Quand vous jugerez, je voudrais que vous me jugiez sans aucun doute dans votre esprit. Car des regrets, je n’en ai qu’un, c’est de ne pas avoir accompli ma mission jusqu’au bout. Je ne peux renier mes amis ni mes idées.
Voilà les arrivistes, les comploteurs, les tueurs, les profiteurs de Gerthoffer. Je ne sais s’ils étaient chrétiens ou païens, fous d’abnégation ou fous de générosité mais dans la salle, nous avons senti que la solidarité indestructible qui animait ces hommes très jeunes devenait, pratiquée ainsi, une véritable religion.
CHAPITRE III
Les trois avocats de mon frère, aidés par tous leurs confrères, avaient cessé de lutter pour le renvoi de la Cour. Ils ne pouvaient retenir indéfiniment le temps. Alors, comme des bêtes acculées qui ont tout essayé pour écarter la meute, après avoir feinté, rusé, aujourd’hui ils faisaient face, chacun selon son tempérament, son idéologie ou sa technique, mais chacun de toutes ses forces réunies.
Et maître Gibaut plaida le premier et Cathala et Varaut, tous plus brillants les uns que les autres, ceux qui n’avaient pas osé se manifester trop souvent à cause des ténors et qui pendant une heure ou pendant trois heures déployaient un talent et un acharnement à convaincre que je n’avais pas soupçonnés en les observant depuis un mois.
Et dix autres avocats, dix autres plaidoiries aussi belles, aussi brillantes et le temps passait maintenant à une allure vertigineuse, trop vite à mon gré, le verdict se rapprochait inexorablement et qu’y pouvaient-ils sinon faire de leur mieux et tous le firent.
Il y eut le cri poignant de Marie Labedan et sa souffrance devant l’illogisme des hommes.
Il y eut maître Wagner et maître Rambaud attelés au même joug de la défense de Buisines pour arracher aux juges une indulgence que nous espérions tous sans trop y croire.
Et puis Le Coroller, parce que le plus jeune des trois défenseurs de Jean, fit front à son tour, le premier des trois.
Epuisé par des semaines de veilles et d’émotions, il parla avec la concision d’un grand orateur. Il s’adressait plus à l’intelligence qu’au cœur. Son immense érudition déroulait les articles de lois, les projets de lois, les noms célèbres, les faits historiques qui condamnaient la peine de mort en matière politique.
Il fit une analyse clinique des symptômes de la mort par balles. Sa démonstration nous laissait muets d’horreur et devant toute Cour d’Assises normale, il aurait ébranlé les civils les plus endurcis. Il avait, hélas, affaire à des professionnels qui avaient vu mourir par balles sur tous les champs de batailles de France et de son ancien Empire : l’Alsace et l’Allemagne avec leurs cadavres gelés, l’Indochine et l’Afrique du Nord avec la puanteur et les mouches qui traînaient après chaque accrochage.
Alors, que pouvaient ces descriptions atroces de Le Coroller sur l’imagination absente de cinq hommes désignés par le gouvernement pour juger et en finir avec des êtres que leur honneur avait trop manifestement torturés !
Je ne quittais pas des yeux le visage des officiers. Alors que chaque phrase du brillant avocat amenait en moi réaction sur réaction, impavides les juges n’exprimaient plus rien d’humain. Gerthoffer écoutait avec plus d’attention. Malgré son réquisitoire de subordonné, j’espérais encore qu’il allait se dresser, adoucir les peines réclamées. Il était Lorrain, comment n’avait-il rien compris à l’engagement de Jean ?
Et Le Coroller citait deux médecins légistes... « Il ne reste pour le médecin que cette impression d’une horrible expérience de vivisection meurtrière, suivie d’un enterrement prématuré... » Jean, tu es mon frère, tu es là tout près de moi, bien vivant. Nous avons vécu ensemble, nous avons fait des projets, petit j’ai joué avec toi, mon aîné. Jean, regarde-moi, ce soir la mort atroce rôde autour de toi, autour de nous tous, jamais je ne t’ai aimé à ce point et... « ta bouche se crispera et tes yeux fixeront dans l’infini »...
Le lendemain, maître Richard-Dupuis prit le relais. Toute la nuit, le téléphone de ce grand avocat n’avait cessé de vibrer. Des membres du C.D.R., une bonne dizaine de fois, avaient tenu à prévenir le défenseur de mon frère que s’il plaidait aujourd’hui, ils effectueraient des représailles contre sa personne.
C’est beau, c’est grand, c’est généreux des gaullistes frénétiques ! En tout cas, Richard-Dupuis avait entamé sa plaidoirie, sans grandiloquence mais avec l’autorité et l’assurance d’un homme que sa profession a rendu célèbre.
Il plaidait l’homme à travers les inextricables événements qui avaient conduit mon Frère à devenir son client. Il donnait de Jean un visage exact et après la dissertation de Gerthoffer, cela faisait du bien d’entendre un homme sensé décrire Jean tel que nous le connaissions, tel qu’en chaque phase de sa vie, il nous était apparu. Il n’en faisait pas un surhomme mais l’homme que je reconnaissais pour mon Frère. Cela suffisait amplement à étayer ses arguments.
Cet avocat avait passé une longue partie de sa vie en Algérie mais c’était la première fois qu’il défendait une cause ayant un rapport immédiat avec la terrible agonie de ces dernières années ; ce qui donnait plus de poids encore à la foi qui l’animait lorsqu’il retraçait l’histoire de cette terre et ses remous sanglants.
Sans cesse, il mettait en évidence les réactions qu’avaient pu entraîner sur Jean le bouclage de Bab el-Oued, et l’asphyxie de ce quartier de cinquante mille âmes, les menées atroces des troupes de Lemarchand et de toutes ces polices parallèles ; en bref l’agonie de cinq départements déclarés français par la Constitution et que brusquement, on avait décidé de créer Nation algérienne.
« Rappelez-vous, s’écria Richard-Dupuis, lorsque le président Gardet interrogeait le colonel Bastien-Thiry et quand, à l’issue de l’interrogatoire, je lui ai posé cette question : « Que faisiez-vous entre 1940 et 1944 ? » Il m’a répondu : « On était avec la résistance, avec les Juifs ! » Cet homme a été violemment traumatisé par ces étoiles jaunes qu’il a vues sur la poitrine de ses concitoyens. Maintenant, il entend dire partout : les pieds-noirs, les métropolitains ! Pour lui, ce sont des Français et son traumatisme de 1940, sa blessure s’est rouverte chaque fois qu’il a entendu dire : « C’est un pied-noir, c’est un Algérien, c’est un Israélite. »
Et le ton de Richard-Dupuis montait, s’échauffait, se passionnait pour l’indignation de son client contre les lois d’amnistie votées uniquement pour le F.L.N., contre les camps de concentration de 1962, contre les discours si dissemblables du général de Gaulle.
« Je crois, moi aussi, que Bastien-Thiry, quoiqu’il s’en défende, a de la haine pour de Gaulle. Mais sa haine, c’est de l’amour trompé, de l’amour bafoué. Car ce grand Charles, dont il a fait un moment son modèle, ce grand Charles l’a trompé. Et Bastien-Thiry a alors cristallisé toute sa rancœur sur de Gaulle. Et il a entendu cela, le 20 octobre 1961 : « La Patrie est déclarée en danger. Elle a institué un Conseil National de la Résistance, avec à sa tête, le président Bidault. »
Le Président du Conseil National de la Résistance des années noires 1940-1944. Bastien-Thiry a cru que c’était le même homme, il a cru qu’il fallait obéir. Et lorsque les membres du C.N.R. l’ont contacté, il a répondu : « Je suis prêt ! »
« Ce qui s’est passé dans le cœur de Bastien-Thiry, c’est quelque chose de droit et de pur. Vous ne devez pas le condamner à une peine exemplaire. Il faut qu’intervienne le Pardon et ce premier Pardon c’est à vous à l’accorder. Cela vous sera peut-être dur, parce que vous êtes des soldats, parce que vous croyez en la vertu de discipline et pourtant en 1940, vous avez su faire le choix entre la discipline et le devoir... Vous allez prononcer les trois peines demandées? Mais alors vous ferez trois cadavres de plus dans la guerre d’Algérie, et vous ferez sept orphelins et trois veuves. Pensez-y ! »
Il était midi lorsque cette dernière phrase de maître Richard-Dupuis retentit dans la salle d’audience.
Nous avons quitté l’atmosphère de plus en plus oppressante de cette dernière journée du procès du Petit-Clamart.
A notre sortie, Mme Flourens, entourée des trois filles de Jean, nous attendait. Elle se tenait livide au milieu de la foule qui refluait pour aller déjeuner, ayant à la main Hélène, Odile et Agnès, toutes les trois joyeuses et souriantes de revoir leur père si longtemps absent.
C’est lui qui avait supplié sa femme de les lui amener une dernière fois et Geneviève avait persuadé Gerthoffer de lui concéder cet ultime privilège. Il avait accepté. Et j’étais inquiet de ce geste d’humanité d’un homme qui m’avait paru si froid.
Leur visite devait durer un quart d’heure, le dernier sursis accordé à l’affection tangible du père pour ses trois filles. Les gardes lui avaient retiré ses menottes pour accréditer la version de leur père retenu dans un hôpital militaire. Mais Hélène avait huit ans et s’interrogeait sur une foule de détails qu’il était impossible de maquiller. Pourquoi tant de soldats, tant de mitraillettes et tous ces gens qui les observaient avec un regard étrange et douloureux.
Devant les questions naïves et la crédulité si fraîche d’une fillette de huit ans, un homme se trouve terriblement désarmé et un peu lâche. Les femmes possèdent un don inné pour ce genre de situations et manient avec beaucoup plus de talent cette pieuse duplicité, ces mensonges impératifs.
Dans quinze jours, ces trois fillettes sauront qu’elles sont orphelines, elles sauront comment leur père est mort, elles auront toute leur adolescence pour comprendre. Mais aujourd’hui, les temps ne sont pas encore venus de leur dire la vérité, aujourd’hui nous voulons tous qu’elles jouissent dans l’enthousiasme et la tranquillité des baisers que ne cesse de leur prodiguer Jean Bastien-Thiry.
Nous ne désespérons pas encore malgré les indices de plus en plus précis qui nous dictent d’être prêts à souffrir plus encore que nous n’avons déjà souffert.
Et à deux heures de l’après-midi, la salle de la Cour de Justice militaire, bondée comme elle ne l’a encore jamais été, va devenir le théâtre le plus dramatique de France. Un seul acteur, pendant six heures harassantes, fait revivre tous les personnages lointains et proches de l’affaire qui nous occupe. Avec une puissance et un talent inégalés dans cette salle, maître Tixier-Vignancour essaye, à son tour, d’arracher aux officiers-juges cette bribe d’indulgence qui nous suffirait à tous.
Trapu, massif dans sa robe noire, cet homme de la démesure se trouve à l’aise dans toutes les situations démesurées. Celle que nous traversions cet après-midi lui convenait parfaitement. Pourtant le grand avocat semblait gêné pour de nombreuses raisons.
Avant lui, quinze avocats avaient déjà plaidé pour les membres du commando, quinze plaidoiries avaient forcément usé bon nombre de ses arguments. Mais surtout, Tixier-Vignancour avait été génial lors du procès Salan et rééditer semblable exploit devenait prodigieux. Depuis ce tour
de force, depuis qu’une immense auréole de victoire avait accru sa réputation déjà éblouissante, le mépris et la hargne, que nourrissait à son égard l’Elysée, s’étaient mués en une haine irréductible. Et les cinq juges se trouvaient prévenus des sentiments qui animaient le général de Gaulle. En outre, il est certain que Tixier-Vignancour aurait préféré plaider l’attentat pur et simple que la tentative d’enlèvement.
Mais ce qui le gêna le plus au cours de son exposé demeurera l’attitude des officiers dont le visage hermétique ne permettait pas de sentir passer entre lui et ceux qu’ils devaient convaincre une once de ce fluide indispensable pour celui qui doit arracher par les idées et les arguments le droit de vivre pour son client.
La première fois que je l’avais vu dans son cabinet, il s’était écrié : « Que votre frère passe devant la Cour d’Assises de la Seine et je vous promets qu’il n’aura pas plus de dix ans ; s’il doit passer devant une Cour d’Exception, je ne peux me prononcer. »
Il y avait d’ailleurs le précédent de Manoury qui, passant devant la Cour d’Assises de Seine-et-Oise, pour l’attentat de Pont-sur-Seine, avait été condamné à sept ans alors qu’il n’en avait pas moins fait que Jean.
Maître Tixier-Vignancour, quoi qu’il en soit, débuta parfaitement et pour tous les curieux venus en force, cette voix majestueuse et solennelle devait être un régal. Pour nous, elle représentait l’ultime sursis avant le verdict, peut-être contenait-elle une source miraculeuse d’arguments de clémence. Chacune de ses trouvailles nous redonnait envie d’y croire. Cette manière d’être un peu gonfleur, un peu magicien amenait par moments l’impression que lentement ses paroles forçaient la barrière et que malgré leur prévention, les juges étaient secoués par ce tribun, moitié d’Artagnan, moitié Auvergnat et qui avait des deux, l’excès des qualités.
Une plaidoirie de Tixier-Vignancour ne se raconte pas. Elle s’écoute : elle surprend d’abord, on l’admire ensuite. Entre ses lèvres qui, sans cesse, retiennent la force prête à jaillir trop puissante, tout devient épopée, chaque personnage le héros d’une chanson de geste renouvelée.
Mais cet artifice de l’évocation se mue vite en une construction inébranlable. Cet homme ne laisse rien au hasard, les arguments jetés ici ou là s’imbriquent tout à coup, se réunissent subitement, s’emboîtent pour donner aux effets oratoires une signification lumineuse et logique. Il parlait lentement, sans une hésitation, sans une faute de grammaire, modulant cette voix légendaire qui servait si parfaitement l’un des tout premiers du barreau parisien.
Brusquement, nous l’avons senti exaspéré de ne percevoir aucune émotion chez ses interlocuteurs et pour un instant, ne maîtrisant plus cette passion sacrée qui l’habitait, il essaya de secouer l’impassibilité simulée ou véritable et lança de toute sa fougue :
« Mais n’oubliez pas que vous ne seriez pas ici si l’on n’avait pas fait cuire vos harkis, si le gouvernement avait, zone par zone, consulté vos soldats, nos anciens combattants et les Européens et tout le monde en disant : « Tu viens avec nous ou tu restes, nous on s’en va. » Et zone par zone, vous responsables de zone, vous auriez jour après jour, évacué ceux qui se seraient déclarés des nôtres et qui auraient voulu continuer à vivre à l’ombre du drapeau français qui jusqu’ici était symbole, non d’oppression mais de Paix et de Liberté. Et puis de zone en zone, vous seriez arrivés à Bône, à Alger, à Mers el-Kébir et puis, sans vous presser trop - je vous en prie, ce n’était pas Dunkerque quand même - eh bien, vous auriez rembarqué dans la dignité. »
A ce nom de Dunkerque, pour la première fois, j’ai vu les visages des juges s’animer. Binoche, surtout, devint brusquement livide et j’ai cru qu’il allait faire stopper la plaidoirie. Tixier avait touché juste mais pour moi qui ne pensais qu’à Jean et qui jugeais impitoyablement chaque résonance des paroles de Tixier-Vignancour sur l’auditoire, j’ai frémi de cette faiblesse.
Pourtant, il rattrapa vite l’effet de cet instant malencontreux et très adroitement adoucit son propos. Reprenant son second souffle, il nous livra du grand, du très grand Tixier-Vignancour. Lorsqu'il arriva au réquisitoire de l’avocat général, il ne resta plus rien des chapitres de Gerthoffer, il fit tout voler en éclats et détruisit les écrits de l’homme qui lui faisait face, cramoisi et tassé dans son uniforme de général trop neuf.
Mais les heures s’écoulent et la voix se calme, devient plus intime, presque complice. L’Auvergnat est tout entier dans cette astuce à s’adresser en particulier à chacun des juges.
« Vous ne pouvez prononcer une peine irréversible, c’est impossible. Souvenez-vous de la Cour de Gannat, général Binoche ! Rappelez-vous vos combats en Algérie et votre désarroi au moment de l’arrestation de Challes, colonel Bocquet ! Et vous, mon adjudant-chef, nous savons aussi que vous avez été chargé, au cours de votre carrière, de la mission la plus redoutable dont un sous-officier de votre classe puisse être chargé. Nous savons que vous en avez été déchargé à 11 heures du soir ! »
Pour l’adjudant-chef, il s’agissait de l’ordre qu’il avait reçu de se tenir prêt à donner le coup de grâce à Jouhaud !
« Vous ne serez pas sourds, Messieurs, à l’invocation de l’Esprit, qui tous les matins se produit à la prime aurore et redit ces mots que je souligne du plus intense de mon émotion : et in terra pax hominihus bonae voluntatis. »
La longue plaidoirie était finie et je savais que c’était raté ! Les deux manchots irradiaient la haine. Le président ne se posait aucune question, il était là pour mener la condamnation, ses aides ne lui poseraient pas de souci. Reboul, endurci par des années de magistrature, ferait ce que l’on attendait de lui. Le sous-officier aurait-il un moment d’hésitation ? De toute façon, cela n’avait plus d’importance, ils seraient quatre contre lui.
Les conjurés, pour l’avant-dernière fois, se sont levés. A droite, droite ! Pour la dernière fois, les quelques privilégiés des visites à la sauvette ont demandé l’accès à la salle des futurs condamnés. Après le verdict, ce serait interdit.
Pour Jean, nous étions quatre ; son beau-père M. Lamirand, Geneviève, ma sœur Elisabeth et moi.
Au milieu de la cohue des gardes mobiles, harnachés comme au temps de la guerre, il conservait son sourire indulgent et résigné. Il savait qu’il n’y aurait pas de quartier, nous le savions aussi. Mais nos paroles étaient banales, plates. J’avais peu de temps, voulant qu’il passe avec sa femme l’ultime moment qui leur restait à pouvoir se tenir, à se dire adieu.
- Voilà, Jean, il faut que je te laisse, à bientôt. Mon cœur battait comme un dingue, j’avais peur de m’attendrir. Il m’a serré contre lui et c’était la première fois de ma vie que je sentais passer entre nous une telle intensité. Il souriait encore en me disant très doucement « Merci ! » Merci de quoi, pour qui ?
J’ai franchi la porte en somnambule, j’ai remarqué le garde-portier trop aimable, c’est tout. Et j’ai marché ; pas longtemps car nous avions tous rendez-vous dans un bistrot pour attendre l’heure du verdict.
Qu’importaient la neige, la boue des rues de Paris, les éclaboussures des voitures, j’aurais voulu que mon corps me fît mal, qu’il eût froid. Jean va nous quitter et personne ne peut le retenir. Sa femme, admirable de dignité et d’abnégation lui dit encore des paroles d’espoir, dans quelques instants, elle aussi partira, le laissera parce qu’un garde dira qu’il est temps ! Jean, tu as été fou parce que plus absolu que nous tous, mais nous avions besoin de toi ! Et tu vas partir, tu es déjà si loin de nous, pas encore dans la sérénité mais dans ta passion à nous indiquer la vérité. Et ta sérénité, tu sais qu’elle arrive, malgré nous, à cause de ce qu’ils vont te faire.
A vingt-deux heures, nous étions tous dans la salle d’audience, Flourens nous avait rejoints. Personne ne disait un mot. L’attente ne fut pas longue, le timbre électrique sonna une dernière fois. L’assemblée se leva dans un silence effrayant.
Les cinq juges franchirent lentement la porte, l’adjudant-chef avait le visage d’une pâleur extraordinaire. Ils sont restés debout à leur place habituelle pendant que pour la dernière fois les neuf conjurés se mettaient en place.
Avez-vous quelque chose à ajouter à votre défense ?
Non ! Pour les neuf accusés.
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GOMER nouveau en attente de confirmation
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 14:54
Alors de sa voix pressée et trop aiguë, le président Gardet fit lecture du verdict.
A la majorité, le Tribunal de Justice militaire, en ce jour du 4 mars 1963, déclare qu’il n’y a pas de circonstances atténuantes pour Bastien-Thiry, pas de circonstances atténuantes pour Bougrenet de La Tocnaye, pas de circonstances atténuantes pour Prévôt.
Et cet horrible euphémisme signifiait la mort !
D’ailleurs, le président Gardet traduisit très vite en clair les termes juridiques.
En conséquence, le tribunal condamne :
Bastien-Thiry, à la peine de mort, à la dégradation et à la radiation de la Légion d’honneur !
Bougrenet de La Tocnaye, à la peine de mort et à la dégradation !
Prévôt, à la peine de mort, pour lui le tribunal n’avait pas été contrariant !
Buisines, à la réclusion à perpétuité !
Magade, quinze ans !
Bertin, quinze ans !
Varga, dix ans !
Constantin, sept ans !
Ducasse, trois ans !
Et par défaut, trois condamnations à mort et deux réclusions à perpétuité !
Tandis que Gardet déverrouillait la seconde porte du Fort-d’Ivry, quelques rangs devant nous, un long hurlement de femme crispa nos nerfs et fit précipiter les attendus du tribunal. Les cinq juges quittèrent rapidement la salle pendant que cette voix stridente criait : « Vous ne trouverez pas un Français pour les fusiller. » Et pourtant Madame, on venait d’en trouver cinq pour condamner à mort !
Dans la nuit humide et froide, les gardes mobiles poussèrent la foule vers la sortie du Fort-Neuf de Vincennes. J’avais eu le temps de voir un second fourgon, plus petit que l’habituel, se tenir devant la porte des conjurés. Il attendait, moteur au ralenti, de charger les trois condamnés à mort pour les emmener à Fresnes, dans le quartier des exécutions capitales. Les autres, dans un cliquetis d’armes et un brouhaha d’ordres et de portières qui grincent, s’engouffraient, enchaînés deux par deux, dans le plus gros car qui les ramenait à la Santé.
Mon Frère était condamné à mort ! Il était comme un cancéreux, encore plein de vie mais pour si peu de temps. Les heures de prison comme les métastases pulmonaires délavent le visage d’un homme qui déjà s’éloigne de la société. Pour le premier, on n’essaye pas Lourdes mais le confesseur de la présidente, on ne court pas les grands pontes médicaux mais les secrétaires de ministre. On frappe aux portes avec le même regard traqué, le même acharnement, le même désespoir.
Parfois, la fatigue de ces courses au bout de la vie entraîne tant de résignation, que la fatale éventualité se dessine à vos yeux avec l’acuité d’une scène déjà vécue. Alors de sursaut en sursaut, on repart vers les cabinets des gens puissants, vers les mêmes phrases, les mêmes serrements de main, les accolades cachant l’indifférence, l’impuissance ou le réalisme. Les regards essaient d’être compréhensifs mais les yeux se détournent.
Ne pas perdre de temps ! Ecrire, prendre rendez-vous, courir, la danse infernale ne s’arrêtera plus tant que la vie ne sera pas arrêtée.
J’ai pressé des mains, j’ai noté des heures d’appel. Ils m’ont tenu par les épaules, serré dans leurs bras, mais leurs promesses étaient comme le bruit d’une porte qui claque. J’ai entendu le son de mes pas qui s’éloignait, qui revenait pour convaincre, séduire. Humainement, inhumainement, j’étais prêt à tout pour insuffler ma foi aux plus inhumains.
Un cancéreux peut avoir une rémission et l’espoir être à nouveau permis. Gagner quelques jours et c’est la vie de mon Frère qui continue. Qu’il vive, qu’il se mouche, que je puisse encore recevoir ses lettres! Que retarde à jamais le mouvement d’une main qui réveille mon frère, les prières d’un jésuite se forçant à ne pas balbutier !
CHAPITRE IV
Je rentrai chez moi et l’horrible attente commença. L’espoir nous revint le mercredi matin par une lettre d’une des personnalités contactées à Paris.
« Cher ami
« Juste un mot pour vous dire que je n’ai aucune précision concernant le sort du colonel. Cependant, deux faits absolument certains me dictent de ne pas désespérer. D’abord, les magistrats et juges de toutes les Cours d’Exception sont convoqués lundi 11 mars à un grand banquet officiel à l’Élysée. Mais surtout, je viens d’avoir confirmation que Knochen et Oberg seront libérés incessamment. Lorsque l’on connaît les crimes imputés à ces deux hommes, je crois qu’on peut raisonnablement supputer une indulgence identique pour votre frère.
« Si j’ai de nouvelles précisions, je vous écrirai.
« Bien sincèrement. »
Lorsqu’on veut croire, c’est extraordinaire ce que l’on devient crédule !
Oberg et Knochen ! Toutes les années d’occupation, toutes les menées de la Gestapo en France se trouvaient liées à ces deux noms. Clermont-Ferrand en 1941 et novembre 1943. Les quarante mille personnes arrêtées à Marseille en un an. Figeac, Eusieux, Saint-Pol-de-Léon, Paris, les rafles, les tortures, 300 000 Français déportés par leurs soins dont 35 000 seulement revinrent ! Des dizaines de milliers d’otages et de résistants exécutés par leur concours !
Mais, c’est vrai, si le pouvoir les relâche, on ne peut plus fusiller Jean ! Surtout prochainement, puisque Gerthofler et Binoche et tous les autres vont aller boire le bourgogne et les liqueurs tous ensemble lundi prochain.
Et plus j’y pensais, plus je me sentais léger, comme un être soulagé de ses pensées terribles, comme un frère qui retrouvera son frère. Et les sapins bruissants là-haut en plein vent m’étaient à nouveau familiers et les nuages accrochés à leur cime comme une auréole de paix me rendirent le désir d’être joyeux et de croire qu’il y avait un Dieu.
Mais ce leurre ne dura pas et le lendemain soir la voix de ma sœur Elisabeth téléphonant de Paris mit fin à cet excès d’optimisme.
- Richard-Dupuis demande que tu fasses une pétition à Lunéville pour la grâce de Jean, nous sommes très inquiets !
- Tu crois que cela servira à quelque chose ?
- Je n’en sais rien mais essaye toujours.
Alors je partis à Lunéville avec trois feuillets immenses que je fis parapher chacun par les notables les plus connus de la ville, avant de les confier à trois volontaires dévoués.
Sous l’occupation, j’avais, à l’âge où les gamins font les sonnettes, gribouillé sur les murs de la ville, avec une bande de lascars de mon âge, plus de croix de Lorraine et de « Vive de Gaulle » que le Chef de l’Etat ne criera de « Vive la République ». Nous y étions connus, et mes parents aimés. En vingt-quatre heures, pourtant, Lunéville n’offrit pas plus de trente-quatre signatures pour demander respectueusement au Président de la République indulgence et grâce pour Jean Bastien-Thiry.
Mieux, le sous-préfet averti fit peur aux notables qui s’étaient laissé entraîner à signer les premiers et ceux-ci le supplièrent de faire saisir ces pétitions « inutiles et dangereuses ».
Je fus averti de cette tendance et vint rechercher les feuillets compromettants.
En rentrant, je ne pus m’empêcher de penser qu’en 1942, lorsque le front russe demandait de plus en plus d’hommes, certains commerçants de Lunéville avaient envoyé une pétition à la Kommandantur pour demander que la garnison allemande ne soit pas totalement retirée de leur ville. J’y pensais avec une certaine amertume.
Et le dimanche matin, les Renseignements Généraux pénétraient chez moi pour saisir ces listes de signatures. Je leur ai montré sur le rebord de ma fenêtre, les cendres de ces papiers qui ne compromettraient plus personne puisque la simple humanité était devenue suspecte aux yeux de l’autorité, ce dimanche 10 mars 1963.
Ce fut cette nuit-là que, lancinante et redoutable, la sonnerie du téléphone nous réveilla. Je l’ai écoutée quelques instants et puis j’ai bondi comme un fou. Je savais qu’à cette heure, seul M. Lamirand, fidèle au serment que je lui avais fait prêter dans des circonstances dramatiques, osait me déranger !
- Ici, M. Lamirand, c’est vous Gabriel ?
- Oui, Monsieur.
- Mon petit, c’est pour demain matin.
- Jean ?
- Oui !
- • • •
- Allô ! Allô ! Vous m’entendez, Gabriel ?
- Oui, Monsieur, j’ai entendu. Mais ce n’est pas possible, ils ne peuvent aller jusqu’au bout, il y aura contre-ordre ; vous savez que pour Jouhaud ils ont fait le coup trois fois de suite ?
- Non, mon petit, ne vous leurrez pas. Richard-Dupuis a été reçu à l’Elysée. Prévôt et La Tocnaye sont graciés.
- Mais, de Gaulle, qu’est-ce qu’il a dit ?
- Rien. Si, il a dit à Richard-Dupuis quand il a eu fini de parler, il a dit : « Merci, Monsieur. »
- Et Jean se doute de quelque chose ?
- Pas plus cette nuit que les autres nuits, mais toute la semaine, il a été très courageux, calme, en un mot : prêt !
- Mais alors le banquet ?
- Quel banquet ?
- Oh, rien, excusez-moi. Mais Geneviève ?
- Elle est près de moi ; tout à l’heure elle s’est effondrée un moment et maintenant elle prie et essaye d’avoir le même courage que Jean. Au revoir, Gabriel.
- Au revoir, Monsieur.
J’ai reposé l’appareil et pendant une seconde j’ai cru que tout allait exploser ; j’ai vu déferler la vie de Jean. J’étais hors du temps, hors de la douleur, comme l’homme à qui l’on vient de trancher un membre et qui ne souffre pas encore.
Et je m’assis, sans une larme. J’ai esquissé silencieusement, du bout des lèvres, le nom que je ne dirai plus jamais qu’avec une très grande douceur : JEAN !
J’ai baissé la tête, je l’ai revu dans la dernière attitude qu’il nous avait offerte de lui, dégrafant calmement sa Légion d’honneur pour la tendre à Richard-Dupuis. J’ai murmuré encore : Jean ! J’ai à peine senti la main qui essuyait mon visage de la sueur qui l’inondait. J’ai levé les yeux, regardé les yeux de ma femme, tandis que l’attente, la longue attente commençait !
Attente dans la découverte terrifiante de la douleur qu’engendre la tendresse humaine et fraternelle menacée. Jean, là-bas, dort encore dans sa vie fragile. Il est seul, nu parmi les hommes implacables qui ont érigé des lois conçues uniquement pour l’abattre !
Il n’avait fait qu’aimer ! S’il avait mal traduit son exaltation frémissante, son sacrifice parfait, nous qui l’avions compris, que pouvions-nous lui offrir en retour ? Pas même le moyen de ne pas souffrir.
Et moi qui avais senti, jour après jour, cette exaltation de l’homme dévoré par son amour se muer en sérénité de l’accomplissement je ne serais jamais consolé, même par cette communion du départ et de l’adieu.
La boucle était bouclée !
L’immense colonel de cavalerie qui se déployait hors de sa tourelle, à la tête de ses chars, sur la place d’Armes de Metz et le petit garçon en costume marin qui l’applaudissait frénétiquement, avaient eu leur dernier rendez-vous !
Entre eux, tout avait trop bien commencé ! Et Charles de Gaulle venait d’ordonner l’exécution de Jean Bastien-Thiry. Il avait poussé la troisième et dernière porte qui menait aux fossés du Fort-d’Ivry.
« L’acharnement d’un très vieil homme. » Pas seulement, mais d’une très vieille génération, traumatisée par le Front Populaire, abattue par la guerre de 1940, apeurée par les événements d’Algérie. Elle détenait encore toutes les places et s’était offert un très vieux porte-drapeau pour n’avoir pas à craindre les progrès d’un monde nouveau qu’elle redoutait.
La Grèce antique vénérait la vieillesse et j’avais appris à la vénérer aussi. Mais, cette nuit, ce vieillard qui n’avait pour passion que de commémorer le 18 juin et la période représentative de sa jeunesse glorieuse, ce cœur durci qui ne s’attendrissait que sur son propre passé et quelques vieux camarades, qui méprisait le mouvement qu’il ne pouvait plus dominer, ce vieillard, cette nuit, me faisait horreur !
Il pouvait se pencher sur les enfants et les foules populaires, leur demander d’être leur chef et leur offrir son expérience, Charles de Gaulle ne rajeunissait pas à leur contact. Au contraire, il n’en redoutait que plus la lucidité des adultes. Les ruines et les deuils arrivent toujours de gens qui n’ont pas voulu s’arrêter à temps, qui ont refusé de faire retraite et qui, pressés de faire trop vite trop de choses en un délai trop court, n’amènent finalement que le chaos. Le vieillard craint si fort de voir son image recouverte par de nouvelles images, que le temps inexorable le rend injuste et ombrageux !
Nos enfants reconnaîtront que si un homme avait essayé de prévenir, avait eu la révélation entière de cet état de fait, il s’appelait Jean Bastien-Thiry.
Il venait de crier que renouveler une politique n’était pas sacrifier une population. Il avait prouvé que la stratégie militaire de 1962, axée complètement sur une force de frappe illusoire, n’était pas plus valable que la ligne Maginot de 1939, mais surtout un caprice politique.
Jean va mourir, et demain nous ne serons plus jamais les mêmes !
Les paysans lorrains veillent leurs morts en buvant la gnôle, mais moi, je veille mon frère, il est encore vivant ! Je ne pourrais user de ces excitants sans devenir ivre de haine ! Cette nuit, il faut que j’aime !
Nous ne trinquerons pas à certains curés dont la vocation avait été la charité pour le F.L.N. et dont la vocation a été de se taire pour Jean Bastien-Thiry.
Ne buvons pas à la santé des intellectuels catholiques puisqu’ils ont certainement trouvé dans saint Thomas des arguments à l’exécution de Jean. Ne buvons ni aux officiers juges, ni aux magistrats habillés en militaires !
Ne pensons plus qu’à Jean !
Il aurait pu être vigneron ou épicier, ministre ou général ! Il s’en retourne au néant ou à l’éternité. Alors qu’importe l’obscurité ou la gloire, l’anonymat ou le prestige. Il n’était que pureté et pour cela même, on va le tuer.
Il s’était fait de la France une idée trop belle, de la justice humaine un concept spirituel ; dans quelques heures, il sera la victime de sa vision d’adulte mais aussi la conscience de sa génération, de la nôtre.
Et les pieds noirs se souviendront de son exaltation pour leur calvaire, ils reconnaîtront le romantisme jaillissant du colonel Bastien-Thiry sous l’écorce de son apparente froideur. Ils ne pourront oublier que cet homme, pétri de traditions, enchaîné par ses principes, a tenté l’intentable à cause d’eux. Comme il est seul à présent, écrasé mais réconforté par ce monologue qui parlait si bien de leur malheur !
Tout à l’heure, on l’éveillera, il se transfigurera et nous laissera à tous l’héritage de sa passion pour la Patrie et les Français.
Jean, cette nuit tout me parle de toi !
Le ronronnement lointain de cet avion là-haut, et c’est toi qui n’iras jamais plus à Farnborough. Tu ne connaîtras plus l’émerveillement de l’ingénieur maniant la nouveauté de la technique, pas plus que l’enivrement égoïste de l’homme seul à bord et maître du progrès.
Ce livre sur une table, nous ne le discuterons plus comme nous en avions pris l’habitude depuis que tu m’avais senti si troublé, il y a bien longtemps déjà, par le « Fond du Problème » et m’avais patiemment expliqué comment le problème était si mal posé par Graham Green !
Les réunions familiales auront désormais la saveur de l’incomplet. Tu manqueras sans cesse à ces bridges très sérieux qu’Hubert animait en trichant comme un marin et qui se transformaient en fou rire général devant ton air interloqué.
Tu ne m’accueilleras plus chez toi, lors de mes séjours parisiens et je sais que je ne retournerai plus au Bourget assister au Salon de l’Aviation que tu me commentais si bien !
Tu vois, je m’accroche à ces détails anodins, à ces visions insignifiantes. Parce que l’essentiel de tes années passées qui tourbillonnent dans mon cœur exténué, l’important de ce qui va disparaître dans la terrifiante agonie de cette nuit, même dans la solitude de ma veille, je ne pourrais l’évoquer sans devenir fou, sans hurler... reste, reste, Jean, reste !
Tu le sais, dans la famille nous ne sommes ni poètes ni philosophes, rien que des Lorrains à qui suffisait très peu de choses, très peu de gestes, pour reconnaître la solidité de nos affections et de nos rapports.
Tu portais dans ton âme toutes les exigences du monde, tu voulais nous l’offrir. Mais ton âme brûlait si fort de respirer notre décadence que tu as tenté d’en arrêter le cours. Farouche mais apaisé, tu nous laisses parce que nous avons laissé le monde te rejeter.
Ils vont t’indiquer l’heure, tu connaîtras le lieu ! Et, brutalement, je repense à Degueldre ! Mon Dieu, faites que pour Jean au moins, ce ne soit pas pareil ! Et qu’il ne soit jamais pardonné à des hommes qui ont fait pousser une telle exclamation à un frère.
C’est si dur d’attendre si longtemps et pourtant le temps passe atrocement vite et je n’ose regarder ma montre. Bientôt, il sera le moment d’appeler Homécourt pour que ma sœur aînée se prépare à jouer le rôle de toute fille, qui est de consoler ses parents.
De consoler ma mère, couchée depuis une semaine par la douleur de la condamnation et qui devra supporter une souffrance viscérale plus aiguë et lancinante. Qu’elle dorme encore, demain arrive si vite. Dormez aussi mes autres sœurs, votre appréhension instinctive ne vous a pas trompées, vous êtes déjà sur place pour entourer de votre tendresse ceux que nous chérissons tant.
Seul Hubert est absent. Il ne fera surface que dans trois jours. Il est sous mer depuis le 15 janvier et sa radio muette ne peut l’avertir. Comme il nous manque ! L’allure grave de son « Pacha » debout face au sous-marin qui rentre à Lorient lui précisera mieux que toutes les paroles que je suis son dernier frère et qu’il ne commandera plus de sous-marin !
Le sommeil de Reboul doit être profond et calme. Demain, les trop longues réponses du colonel Bastien-Thiry ne l’incommoderont plus. Comme ses confrères, il a jugé et trouve maintenant dans l’indulgence des rêves un réconfort tranquille.
Le Président de la République s’est couché à 11 heures du soir ; il ne se réveillera qu’à 7 heures.
C’était donc cela le jardin des Oliviers !
Anne est prévenue, c’est cruel d’être le messager de la souffrance !
Et puis, j’ai ouvert la fenêtre : j’ai entendu les aboiements des premiers blaireaux qui terminaient d’hiverner. Les bécasses allaient donc nous revenir et dans quelques semaines les biches mettre bas ! Le rythme de la nature reprenait son élan, indifférente à l’heure où tu mourrais. Elle se sent immortelle et comme toi ne gémit qu’à cause de nous.
Alors, j’ai levé la tête et vu la lente aurore qui montait et l’effroyable émotion, le trouble insidieux et pressant envahit toute mon âme.
Jean, cela fait si mal d’être ici quand tu es là-bas.
J’ai levé la tête et vu les nuages, sombres témoins du drame qui commençait à l’endroit d’où ils venaient. Ils venaient de Paris !
Là-bas, un énorme service d’ordre, vigilant, se trouve déjà en place sur le parcours qui mène de Fresnes au Fort-d’Ivry. Au coude à coude, des centaines de policiers attendent le passage d’un convoi lancé à toute vitesse et qui leur indiquera que la faction est terminée.
Au Fort-d’Ivry, une compagnie d’aviateurs se prépare, elle aussi. Dans la fièvre des cérémonies inhabituelles, les supérieurs s’énervent et ne cessent d’examiner leur troupe figée par le réveil brutal et l’angoisse du prochain spectacle. Il y a eu un moment d’affolement lorsque le lieutenant-colonel de l’Air désigné pour commander cette funèbre parade a tout d’un coup refusé l’honneur imposé. Mais il y a toujours un autre lieutenant-colonel et l’ordre règne au Fort-d’Ivry.
A Fresnes, pendant ce temps, les voitures des avocats se sont rangées. Une voiture militaire a déchargé le colonel Floch. Une seconde amène le général Gerthoffer. Il a devant lui une journée harassante : une exécution capitale le matin, un banquet à l’Élysée le même soir ! Il est venu présider à la destruction du colonel Bastien-Thiry et va assister à la réalisation spirituelle d’un être simplement amoureux du devoir.
Tous hésitent devant l’entrée de ce quartier des condamnés à mort.
Le directeur, le sous-directeur et l’aumônier de Fresnes, immobiles sur les marches de la grande porte ont vu ces ombres silencieuses traverser la cour aux pavés inégaux et humides. Les uns s’inclinent devant les autres.
Ensemble, ils pénètrent dans le couloir central, franchissent sur leur droite une dernière grille. Ils sont dans l’antichambre immense sur laquelle s’ouvrent toutes les cellules des condamnés à mort.
En face d’eux, un peu à gauche, à peine visible sous la clarté diffuse d’une veilleuse, ils regardent tous la porte de la cellule n° 23.
Leur silence devient plus dense encore pour ne pas réveiller les autres condamnés endormis, eux aussi, il ne faut surtout pas susciter leur révolte animale !
Tout doucement, un garde ouvre la cellule n° 23.
Et cette main que je redoutais si fort effleure la main de l’homme qui dort.
Tandis qu’il se réveille, Gerthoffer observe le fils de son ancien condisciple, les avocats jugent l’homme qu’ils ont eu à défendre.
L’homme s’est assis pendant qu’on lisait son rejet en grâce.
Très gravement, il a seulement demandé : « Et mes camarades ?
- Le Président de la République les a graciés. » Alors, l’Homme a souri, et son visage a reflété un immense apaisement, une sérénité définitive.
Après s’être lavé et habillé, il parcourt des yeux, intensément, sa minuscule chambre, son lit, ce lavabo et cette table, seul mobilier du condamné.
Il va à la table et rédige une lettre pour sa femme. Il rouvre la lettre qu’il m’avait écrite hier après-midi, en diagonale, en haut de la première page, rajoute simplement : « Lundi matin. J’embrasse toute la famille, parents, frères et sœurs avec toute l’affection que j’ai pour eux. Dis-le-leur. »
II se tourne alors vers l’aumônier et les autres sortent. Il regarde l’aumônier, et se souvenant de sa mission, de tous ses efforts et du sort qui l’a vaincu: « Mon Père, offrons cette messe pour qu’un jour redevienne possible l’unité des Français. » Il a un peu hésité et repris : « Oui, mon Père, il faut qu’un jour les Français puissent être unis ! »
Et pendant que cette messe hallucinante commence, servie par un condamné à mort, assistée par trois avocats dont l’un est le grand maître de la Loge et qui suit le Saint Sacrifice avec une intensité que peu de catholiques ressentent, les gardes mobiles préparent l’ordonnance du cortège maintenant complet.
La messe s’achève. La mission du colonel Bastien-Thiry est accomplie.
Jean et Geneviève viennent de communier pour la dernière fois. Dans la perspective de la fin, Geneviève plie maintenant un genou pour réciter la prière des Agonisants.
Alors, nous tous qui aimons Jean, mêlant l’immensité de l’instant et l’infini de l’éternité, voyons comme en songe le dénouement fulgurant de son offrande.
Au moment éblouissant du Sacrifice et de la Séparation, il s’adresse à ses amis, à ses frères, prodigieusement inaccessibles par toutes les barrières dressées entre nous.
Écartelés, nous acceptons ce rendez-vous devant un buisson de ronces, au milieu d’un terrain vague... à THIAIS !
FIN
ACHEVÉ D’IMPRIMER
- LE 19 AOUT 1966 -
PAR L’IMPRIMERIE FLOCH
A MAYENNE (FRANCE)
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 17:06
« Je ne suis pas abattu, je n'ai pas perdu courage. La vie est en nous et non dans ce qui nous entoure. Être un homme et le demeurer toujours, Quelles que soient les circonstances, Ne pas faiblir, ne pas tomber, Voilà le véritable sens de la vie ».
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 17:21
Le 11 mars prochain, souvenons-nous de Bastien-Thiry. J’irai allumer une bougie à l’église à côté.
« Je ne veux pas me faire ficher, estampiller, enregistrer, ni me faire classer puis déclasser ou numéroter. Ma vie m’appartient ». N°6 Le Prisonnier
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Lun Déc 12 2022, 18:59
Attentat du Petit-Clamart : un ex-membre du commando accuse VGE
Un des derniers survivants du commando qui a attaqué le général de Gaulle en août 1962 accuse Valéry Giscard d’Estaing d’avoir informé les tireurs. Il témoigne dans un documentaire diffusé sur RMC Découverte mardi soir.
22 août 1962. Le général de Gaulle, accompagné de son épouse, se rend à l’aérodrome de Villacoublay. Il traverse un carrefour, au Petit-Clamart. Soudain, une première rafale de balles vient frapper les véhicules du cortège, qui décident d’accélérer. D’autres tireurs embusqués à quelques mètres ouvrent également le feu. Une balle passe à quelques centimètres du général. En tout, près de 150 cartouches sont tirées, dont une quinzaine directement sur la DS19 du président.
Cinquante-trois ans après l’attentat du Petit-Clamart, une question reste en suspens : qui a communiqué l’itinéraire du cortège présidentiel aux tireurs?RMC Découverte tente de répondre à cette question avec le témoignage inédit de l’un des tireurs, dans un documentaire diffusé mardi à 20h45.
Lajos Marton, seul survivant du commando
AGXztA l’origine de cette attaque ratée, le lieutenant-colonel Bastien-Thiry, fusillé en 1963. Il dirigeait le commando de l’OAS, l’Organisation armée secrète partisane de l’Algérie française, une équipe composée de douze hommes. Parmi eux, Lajos Marton, ancien officier hongrois. Il est aujourd’hui, à 84 ans, l’un des rares survivants de ce groupuscule. Le seul à pouvoir raconter comment tous au sein du commando avaient eu connaissance du parcours de la voiture présidentielle.
L’OAS avait des taupes au sein même de l’Elysée, comme le responsable de la sécurité du président, Jacques Cantelaube. Mais pas seulement : « On nous a dit au début : il y a quelqu’un qui assiste à tous les conseils de ministres. Et par la suite, ils nous ont dit : « Ce n’est autre que Giscard d’Estaing » », explique Lajos Marton dans le documentaire. Et l’ancien officier de confier : « On n’était pas des kamikazes. Mais on était prêts à mourir ce jour-là. »
Déjà accusé à l’époque par Bastien-Thiry
VGE ? Un informateur de premier ordre, déjà désigné publiquement à l’époque par Bastien Thiry, comme le rappelle le livre « Nostalgérie », qui raconte l’histoire de l’OAS. « M. Giscard d’Estaing dès cette époque, était inscrit à l’OAS dans l’un de ses réseaux, sous le numéro 12B », peut-on lire dans l’ouvrage. RMC Découverte a interrogé l’auteur de ce livre, l’historien Alain Ruscio. « A un certain moment, on dit que Giscard a envisagé de faire un procès et que le Garde des sceaux de l’époque, Jean Foyer, l’en a dissuadé. Alors s’il l’a dissuadé et si effectivement Giscard n’a pas fait ce procès, c’est qu’effectivement il risquait peut-être d’être plutôt sur la sellette », explique-t-il.
Les auteurs du documentaire ont cherché à contacter VGE. Mais l’ex-président n’a pas souhaité répondre aux accusations de ce témoin.
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GOMER nouveau en attente de confirmation
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Mar Déc 13 2022, 09:11
Deux pays et deux manières de traiter "ceux du Petit Clamart."
En France, on fusille Jean Bastien Thirry quelques semaines après sa condamnation à mort.
En Hongrie, c'est un peu différent :
Il y a quelques années seulement avec mon ami GP (ancien du 14 et des Services) nous avons revu Lajos Marton, en pleine forme.
Sa patrie d'origine, libérée du joug communiste, manquant cruellement d'anciens militaires n'ayant pas du tout collaboré avec l'occupant... l'a nommé Général (honoris causa) ... pour services rendus, tant dans la révolte Hongroise, que dans sa constante action contre les communistes.
Je dois avoir des photos. Je vais rechercher et si je retrouve...je vais les envoyer...
A droite Lajos Marton, à gauche G. P... (Au 14 il était surnommé Tarzan)
Sources
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GOMER nouveau en attente de confirmation
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Mar Déc 13 2022, 09:41
Sources : Extraits commentaires de mes sources
Ceux qui ont vécu intensément cette période ne peuvent évidemment pas l'oublier.
Vu la façon "sélective" dont on enseigne aujourd'hui l'histoire et la place que l'on donne à la "post-vérité", il faudra dans l'avenir des esprits particulièrement curieux et épris de vérité, pour que les jeunes générations se documentent à charge et à décharge sur ces périodes...surtout en ce qui concerne les "perdants".
“N’importe quel poisson crevé peut descendre le flot furieux,
mais il en faut un de courage et joliment vif pour remonter au courant.”
(1941) les beaux draps / Louis-Ferdinand Céline
°°°°°°°°°°
Le pouvoir actuel a choisi la date du 11 Mars pour mettre à l'honneur les victimes du terrorisme.
Le choix est judicieux, il nous permet de nous recueillir, en ce jour, pour un hommage aux victimes du terrorisme gaulliste exercé sur les civils et militaires qui ne voulaient pas suivre la doxa d'abandon d'une terre française depuis 130 ans.
Bastien Thiry est mort pour avoir respecté le serment qu'il s'était fait à lui-même. Il est mort pour l'Honneur, pour son honneur d'officier, pour son honneur de père de famille, pour l'honneur de la France et de la parole donnée qui ne doit jamais être reniée. "Semper fidelis"
Ce fut le dernier sursaut de l'Algérie Française combattante.
°°°°°°°°°°°°
Je n'ai jamais eu d'information sur le peloton d'exécution de Bastien Thirry, mais son exécution tragique a été moins lamentable que l'assassinat (il n'y a pas d'autre mot) de Roger Degueldre, qui fut une véritable boucherie, violant même les lois les plus élémentaires de la guerre.
Tant mieux pour le Colonel lui-même, qui a certainement souffert moins longtemps, et surtout pour sa famille, qui dans son immense malheur n'a pas eu à gérer ce que la famille et les amis du Lieutenant ont eu, en plus de la mort de Roger, à entendre de la part de ceux qui assistaient à l'exécution.
Sale période...
°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°
Pour …... il y a au moins la déclaration de son avocat Me Le Corroller :
Jean Bastien-Thiry est allé librement jusqu’au bout de ce que sa conscience lui dictait. Il est parti en paix : comme en témoigne Maître Le Corroller, présent à son exécution : "Lorsqu’il fut mort, après que la salve eut déchiré l’aube naissante. son visage était celui d’un enfant, doux et généreux".
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Alexderome Admin
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Sujet: Re: HOMMAGE AU COLONEL JEAN BASTIEN-THIRY . Mar Déc 13 2022, 10:47
Il reste Lajos et Varga et Gyulya Sari comme rescapés. Marton a donné une interview à un journaliste hongrois cet été et il persiste, il ne regrette rien !