Pierre Schoendoerffer raconte Dien Bien Phu Le 8 mai 1954, à Genève, au moment où s'ouvrait la conférence internationale qui devait mettre un terme à 7 ans de guerre d'Indochine, on apprenait que la veille, à 13.000 km. de là, l'armée Vietminh du général Giap s'était emparée du camp retranché de Dien Bien Phu. C'était la fin d'une bataille qui depuis 56 jours faisait la une des journaux. Jamais pourtant jusque là, les Français ne s'étaient intéressés à cette guerre dans laquelle n'étaient engagés que des soldats de métier. L'Indochine, c'était si loin ! Et l'armée française était si sûre d'elle que personne ne pouvait imaginer le désastre qui l'attendait, lorsque six mois plus tôt, le 20 novembre 1953, soixante avions Dakota larguaient 2 bataillons de parachutistes sur un village perdu du Vietnam dont personne jusque là n'avait encore entendu parler.
Patrice Gelinet : Pierre Schoendoerffer bonjour ! Il y a 50 ans vous étiez parachutés à Dien Bien Phu avec une caméra des services cinématographiques des armées et pendant plus de 50 jours vous avez été le témoin de cette bataille. Vous aviez 26 ans. Quelle place dans votre vie et vos souvenirs occupent ses 51 jours passés à Dien Bien Phu ?
Pierre Schoendoerffer : Ca occupe une place capitale. Ca a été quelque chose d'exceptionnel et ce qui me reste c'est le mystère de cette capacité à résister, à contre-attaquer, à tenir une terre qui n'était plus la notre alors que nous savions que ce n'était pas quelque chose que nous allions garder. Non, nous étions partie prenante dans une guerre civile et il y a eu un flot d'héroïsme incroyable. Je pense que dans le subconscient de ces gens qui se sont sacrifiés il y avait l'idée que c'était un adieu, un adieu définitif et qu'il fallait payer le prix. Et le prix pour un soldat ce sont ses larmes, sa sueur et son sang.
PG : En novembre 1953 commence l'opération Castor.
PS : Moi je n'y ai pas participé. Il y avait deux bataillons : le 6eme de Bigeard et le 2/1 RCP de Bréchigniac. C'était les bataillons les plus renommés d'Indochine.
PG : Ils sont parachutés dans les positions du Vietminh, l'armée populaire du général Giap. C'est très loin de Hanoï, à 400kms environ et tout prêt de la frontière du Laos. Pourquoi l'armée française s'est-elle installée à Dien Bien Phu ?
PS : Il y a eu une réponse donnée par le général Navarre : les viets ne voulaient pas attaquer "le delta" (la région de Hanoï) car nos moyens concentrés leurs auraient coûté des pertes énormes et sans certitude de gagner, alors leur idée était de faire un énorme mouvement d'encerclement qui passait par le Laos et quasiment le Cambodge pour reconquérir toute l'Indochine. Ils considéraient que le Mékong était l'axe stratégique principal. Et la porte du Laos pour aller au Tonkin c'était Dien Bien Phu.
PG : Les informations françaises semblaient très sures d'elles et de l'avenir de Dien Bien Phu.
PS : Ca c'est de la propagande. Les aviateurs savaient très bien que le terrain d'avation dont elles disaient que c'était "un des meilleurs d'Indochine" c'est une farce. Les aviateurs savaient très bien qu'avec le temps de mousson, quand il faisait beau à Hanoï et que les avions pouvaient partir, il y avait une couche de brouillard sur "la cuvette"(de Dien Bien Phu). Donc c'était un terrain d'aviation très aléatoire.
PG : Et entouré par des positions qui portaient toutes des noms de femmes. Il faut rappeler que Dien Bien Phu était commandé par un colonel, qui passera général durant la bataille, le colonel De Castries et le colonel Pirotte qui commandait l'artillerie et qui affirmait qu'il n'y aurait pas de problème. On avait vraiment confiance en soi.
PS : oui je pense que l'Etat-Major avait confiance en lui, mais déjà au moment ou De Castries prend le commandement, l'étau se resserrait. Nos sorties ne pouvaient pas aller très profondément sans tomber sur une escarmouche. Au début de la bataille, Dien Bien Phu était plutôt un décor de théâtre qu'un camp retranché et solidement retranché.
PG : Giap décide, du fait qu'il n'ait pas toutes ses forces, de ne pas lancer une offensive tout de suite du fait que l'armée française y avait 12000 hommes. Mais la conférence de Genève était pour le mois de Mai.
PS : Il fallait qu'il marque un but sévère contre la France pour que sa position à la conférence de paix de Genève soit renforcée. Les armes obéissent à la politique.
PG : C'est la raison pour laquelle Giap mobilise toutes ses forces, 4 divisions d'infanterie et 1 division lourde, et des "coulies".
PS : Il y a eu "250 000 coulis" (bicyclettes vietnamiennes) qui transportaient par piste et par routes difficilement praticables et que nous bombardions avec notre modeste aviation, du fait que leur ligne de communication était étendue sur 600 kilomètres, tout le matériel. Ils ont fait un effort inimaginable.
PG : Oui c'était inattendu car ils ont transporté avec ces bicyclettes des canons qu'ils ont hissés et enterrés dans le cimes des montagnes entourant la position française.
PS : C'était un travail inimaginable. Une mobilisation de la population dans les zones qui leur étaient acquises incroyable. Et avec un esprit de sacrifice comme ces vietnamiens sont capables d'en avoir quand ils ont foi dans ce qu'ils doivent faire.
PG : le 13 mars 1954 ils reçoivent l'ordre d'attaquer. Vous êtes parachuté le 18 sur Dien Bien Phu. Dans quelle atmosphère étiez-vous ?
PS : J'avais passé 3 jours à Hanoï en embarquant dans les avions le matin pour être parachuté, mais les avions n'arrivaient pas à partir à cause de la mousson. C'est seulement le me jour que j'ai pu sauter avec des renforts du 3eme bataillon de parachutistes vietnamiens, un excellent bataillon. A Hanoï les gens pensaient qu'en 3 ou 4 jours Dien Bien Phu allait tomber, il y avait un pessimisme qui tranchait avec la métropole. On avait perdu un bataillon de la 13e DB à Béatrice, le lendemain un gros bataillon du 5/7RTA à Gabrielle, Anne-Marie tombe. En 3 jours les positions les plus éloignées de Dien Bien Phu tombaient.
PG : Evidemment ce que visent les canons du général Giap c'est le terrain d'aviation et petit à petit tout ravitaillement devient impossible.
PS : Le terrain d'aviation c'était la "voix sacrée", l'équivalent de la route de Bar-Le-Duc à Verdun durant la bataille de Verdun. Si on n'avait plus le terrain d'aviation, on ne pouvait plus rien évacuer, aucun blessé et les ravitaillements se faisaient par parachutage.
PG : A partir du 5 avril, les troupes du général Giap ayant subi tellement de pertes, celui-ci décide d'arrêter de les engager à découvert et il décide de construire une véritable toile d'araignée, un réseau de tranchées de 350 kilomètres. C'est une guerre qui s'est faite sous terre, si bien que vous n'avez pratiquement jamais vu les ennemis.
PS : On savait où ils étaient, on les devinait, mais on ne les voyait pas. Quelques fois leurs tranchées étaient à quelques mètres, alors on balançait des grenades quand on entendait du bruit mais on ne pouvait pas indéfiniment envoyer des grenades et ils avançaient en dessous d'une certaine couche avec une carapace de sac de sable. C'est un travail extraordinaire. Ils attaquaient la nuit.
PG : Les français aussi étaient enterrés. L'hôpital qui avait la présence de Geneviève de Galard, le médecin Grauvin ou Gindre entres autres.
PS : Ils ont tous fait un travail magnifique. Mais il y avait aussi dans chaque unité des antennes pour récupérer les blessés qui étaient devenus de faux petits hôpitaux. C'était terrifiant. Cette présence permanente des blessés et des morts, et ces choix tragiques que devaient faire les médecins (en fonction de la gravité et du temps pour soigner les blessés) étaient terrifiants.
PG : Les lettres de soldats sont bouleversantes.
PS : Elles me font penser à celles de 14-18. Mais en y pensant, je revois cette boue, cette terre rouge sang, et je me souviens être descendu d'Eliane 1 "la sanglante" qui était un des endroits les plus terribles. Quand on creusait il y avait des cadavres, il y avait une odeur inimaginable. Ne pouvant pas filmer la nuit avec ma caméra, je redescendais avec les blessés et les brancardiers trébuchaient sur les corps. Je vous parlais tout à l'heure du courage prodigieux des viets mais de notre côté il y a eu un courage prodigieux qui reste pour moi un mystère. Pourquoi tant de courage pour un adieu au final ? Et je voudrais rajouter qu'on peut retourner au Vietnam et les vietnamiens reconnaissent qu'il y a eu quelque chose d'incroyable et ils ont du respect pour nous.
PG : le 7 mai 1954 c'est la reddition des Français, sans drapeau blanc. Votre souvenir ?
PS : C'était à 5h30 de l'après-midi. Un temps magnifique. Il y avait eu un grand silence avant car pendant une heure ou deux il n'y avait plus de combat. On a reçu l'ordre de détruire nos armes et nos munitions. Et moi et les deux photographes avec moi (Jean Perrot et Daniel Camus) nous avons détruit nos appareils et toute une partie de nos pellicules en en gardant chacun un petit peu car on se disait "on va s'évader, il faut garder un petit peu de cette histoire". Personne ne nous avait donné l'ordre nous l'avons fait de nous même car nous étions des soldats. A ce moment là je n'ai jamais vu autant de soldats pleurer discrètement. A 5h45 les viets sont arrivés, ils savaient qu'ils avaient gagné mais ils étaient encore très inquiets. Celui que moi j'ai eu il avait un pistolet français, un Mac 49, il était surexcité. Il nous disait de lever les bras ou je ne sais pas quoi en vietnamien. J'ai vu Bigeard, il n'a jamais levé les bras. Très peu ont levé les bras et pas de drapeau blanc !
PG : Et pour beaucoup d'entre vous le plus dur allait venir, les camps de prisonniers vietminh.
PS : Oui on peut dire que les 3/4 sont morts soit sur la route soit arrivés dans les camps viets qu'on a dû construire nous même avec des"coup coup" qu'ils nous avaient prêtés. Pour nous amener les viets nous avaient fait passer par Eliane 1, c'était plein de boue... c'était d'une odeur...mais on était habitué. Et tout d'un coup on entrait dans la jungle et là c'était un air frais, on sautillait comme des ivrognes alors qu'on n'avait rien à boire si ce n'est un verre d'eau avec un 1/4 de sang car là où on prenait l'eau était tiré directement par les snipers. Je me souviens qu'un avion survolait de très haut et lâchait par-ci par-là non pas des vivres mais des médicaments.