9 décembre 1.957 :
L'officier S.A.S. de El-Ma-El-Abiod, à 25 kilomètres au sud de Tebessa, communique un renseignement extrêmement urgent qu'il présente comme sérieux:
du monde dans le Bou-Djellal. Le Bou-Djellal est un massif sans grande consistance un peu à l'ouest de chez lui.
Un dos de chameau posé sur le plateau avec des ravinements, quelques pins et des touffes buissonneuses. Du monde au Bou-Djellal ? L'O.R. (Officier de Renseignement) est sceptique.
On n'en a jamais vu dans ce coin sans eau ni abri. A vérifier quand même par conscience professionnelle.
A pied d'oeuvre vers 9 heures, les compagnies du 2e R.E.P. entament une progression qui ressemble un peu à une promenade matinale, l'arme à la bretelle.
Le massif a été investi par les deux extrêmes. Deux fronts convergent en ligne l'un vers l'autre. Blindés du 6e R.S.M. et Jeeps de la compagnie portée patrouillent sur les flancs au cas, bien improbable, où des fuyards tenteraient de s'esquiver par la plaine.
10 heures. Plus d'une heure de marche à bonne allure. Rien! Des fells au Bou-Djellal ! Ce n'est pas sérieux! Alors autant en finir pour rentrer déjeuner chaud.
Brutalement des rafales crépitent. Elles résonnent de partout, coupées par le bruit sourd de l'explosion des grenades défensives. Les radios, jusqu'alors silencieuses, se réveillent.
"Du monde devant moi! Ils décampent!" "Ils foutent le camp! On fonce!"
On les sent oppressés, ces porteurs de S.C.R. 300.
Ils courent avec leurs vingt kilos dans le dos derrière leurs patrons, lesquels courent pour suivre leurs voltigeurs qui, fidèles à leurs habitudes, vont sus à l'ennemi.
Tout le Bou-Djellal s'est embrasé. Les rafales de P .M. succèdent aux rafales de P .M. A peine distingue-t-on la cadence plus rythmée des fusils-mitrailleurs.
Leurs servants n'ont guère le temps de se mettre en batterie. Tout se passe très vite à la poursuite de cet adversaire qui se dérobe. Chaque ombre est immédiatement mitraillée.
Des formes en djellaba ou treillis tombent. Au hasard de son avance, un légionnaire armé d'un fusil lance-grenades, qui progresse avec son engin au bout du canon, voit devant lui une ombre se dresser.
Il tire d'instinct, presque à bout portant. Le rebelle frappé en pleine poitrine s'effondre. Le tireur écope des éclats de son projectile. Ses mains et son visage sont ensanglantés.
Les rafales claquent toujours, mais côté légion, en connaisseur, on s'interroge: "Ça ne répond pas beaucoup en face!"
Effectivement, les coups de feu adverses ne sont pas très nourris. Juste ce qu'il faut pour créer une ambiance et obliger à se baisser un peu. Il n'y a pratiquement pas de casse.
Au P .C., les choses vont tellement vite que la manœuvre a perdu un sens. On sait seulement que deux vagues filent l'une vers l'autre, bousculant tout ce qu'elles rencontrent.
Mettre un peu d'ordre ? Un seul moyen! Stopper l'un des flots, le situer. . Heureusement, sur le terrain, les commandants de compagnie pensent de même.
Ils ont beaucoup couru et à cette vitesse les amis ne doivent pas être loin. Les balles qui sifflent maintenant prennent un petit air connu.
Attention aux méprises! Déjà des bérets verts se profilent sur les crêtes d'en face. Le feu se calme. On s'aperçoit. On s'interpelle.
Demi-tour. Avec calme et méthode maintenant, les compagnies rebroussent chemin pour ratisser le terrain parcouru et faire le bilan de cette course folle.
A midi, le décompte tombe : 119 rebelles tués,7 prisonniers,27 armes récupérées. Les légionnaires sont déçus. Où sont les armes ? L'interrogatoire des rescapés fournit la clé de l'affaire.
Ils marchaient depuis trente-deux jours. Encadrés par une section de l'A.L.N., jeunes recrues, ils partaient s'instruire et s'armer dans la base de l'Est, en Tunisie.
32 nuits de marche depuis la région de Médéa, dans le Sud Algérois, dont ils sont originaires. La fatigue et le jour les ont cloués sur cette croupe semi-pelée du Bou-Djellal où ils se sont fait repérer.
Encore une nuit et ils étaient sauvés. Au 2e R.E.P. , évoquant le Bou-Djellal, on parlera du "massacre des innocents". L'expression demeurera.
(…) En un mois ils ont sillonné la moitié de l'Algérie. Sur leur passage, ils ont réclamé dans les gourbis gîte et couvert. Ils se sont présentés comme les soldats de l'Algérie indépendante.
Eux et tous les autres qui n'ont pas été interceptés ont ainsi répandu et développé dans la population les sentiments d'un lien national à travers les djebels et les vallées.
Progressivement, par ces luttes et ces morts, l'Algérie se soude en ces années de guerre.
Montagnon, la guerre d'algérie, éditions Pygmalion